25.6.10

Tribu! J’ai rien écrit ici depuis vingt-deux jours et demi, mea culpa, mais ma plume ne coulait pas : voilà, l'in est dit…


 

LE CHOIX





 

théâtre



 



 

PERSONNAGES



 

CONSCIENCE

VOIX DE L'ANNONCEUR

THOMAS MERCURE, peintre

LAURENT DUMAS, journaliste

VOIX DE LA MÈRE de Thomas

THOMAS JEUNE

NATHAN MERCURE, fils de Thomas

VOIX DU PÈRE de Laurent.


 



 


 

Un atelier de peintre. Plusieurs toiles empilées dans les coins ou posées sur de gros chevalets. Des poutres au plafond. Deux fauteuils, une chaise droite. Une porte côté cour, une autre côté jardin. Une portion du plafond constitue un puits de lumière.







 


 

Le rideau se lève sur Conscience, vêtue d'une robe noire très sobre, examinant les tableaux un à un. L'éclairage se fait progressivement et par zones, la suivant dans ses déplacements. Elle s'arrête finalement devant le plus grand, drapé de noir. Elle va arracher le drap mais interrompt son geste le temps d'écouter un enregistrement produit sur le ton radiophonique.


 

ANNONCEUR: Aujourd'hui, à VIE DES ARTS, une entrevue exclusive de Laurent Dumas avec Thomas Mercure. Le célèbre peintre, dont la quasi cécité compromet sérieusement l'avenir, a accepté de répondre aux questions de notre journaliste après des tractations aussi longues que difficiles. On sait que Thomas Mercure n'avait plus accordé d'entrevue depuis sa sortie de l'Institut Psychiatrique, il y a de cela cinq ans. Un événement, donc, à ne pas manquer, aujourd'hui dans le cadre de VIE DES ARTS, à 16h30. (sa voix se perd et finit par s'éteindre avec les prochains mots) Également, demain, à CONSOMMATION CONTEMPORAINE, notre magazine économique, le professeur Roland Giffard…


 

Elle reprend son geste mais ne l'achève toujours pas, interrompue cette fois par l'entrée de Thomas par la porte de gauche. Il essuie des pinceaux, les manches relevées, la chemise amplement ouverte. Son nez est chaussé de lunettes noires. Conscience recule prestement d'un pas.


 

THOMAS: Ah ! C'est toi.


 

CONSCIENCE: Oui. Je ne t'avais pas entendu arriver.


 

THOMAS: Moi, si. Je te sens toujours venir. Tu fais plus de bruit qu'un régiment.


 

CONSCIENCE: Ne vas pas me le reprocher. C'est uniquement ta faute. Je suis ta conscience, pas plus. Je ne suis pas responsable de mon poids.


 

THOMAS: Bien sûr. Je sais. N'empêche que tu pourrais restreindre tes visites.


 

CONSCIENCE: Ne sois pas désagréable. C'est engraissant. Comment as-tu su que c'était moi?


 

THOMAS: Je n'ai pas à te voir pour te reconnaître. D'ailleurs, fais plus de lumière. Je ne suis pas complètement aveugle, tu sais.


 

Elle s'approche du commutateur et l'actionne. La lumière s'accentue.


 

THOMAS: Voilà qui est mieux. Je déteste qu'on me prenne pour un aveugle. On n'a qu'à regarder mes toiles pour s'apercevoir que ce n'est pas là l'oeuvre d'un aveugle.


 

CONSCIENCE: Les aveugles ne sont pas là où l'on pense.


 

THOMAS: C'est ça. Les aveugles… Maudite engeance, à mon avis. Dis donc, ta robe n'aurait pas foncé, par hasard?


 

CONSCIENCE: Oui, un peu. Tu as forcé sur le gros rouge, cette semaine, non?


 

THOMAS: Peut-être, je ne m'en souviens pas. Qu'est-ce qui arrivera lorsqu'elle sera complètement noire?


 

CONSCIENCE: Il y a plus foncé que noir.


 

THOMAS: Vraiment? Parle-moi de cette nouvelle couleur… Qu'est- ce qui est plus noir que le noir?


 

CONSCIENCE: Les mots ne connaissent pas cela. Ce n'est plus une couleur. Tu comprendras, si tu m'alourdis assez un jour. Tu verras. Peu d'hommes ont une conscience aussi lourde que toi. Tu y arriveras sûrement.


 

THOMAS: C'est injuste. On ne devrait pas avoir à négocier avec sa conscience. Je veux sentir cette couleur, mais je ne veux pas te charger plus que tu ne l'es déjà.


 

CONSCIENCE: Je comprends. C'est très égoïste.


 

THOMAS: Bien sûr. Je ne te dois rien. C'est pour moi que je parle.


 

CONSCIENCE: Tu sembles amer, aujourd'hui.


 

THOMAS: Amer? Non. Simplement, je comprends mieux les choses qu'hier. Ça te paraît sensé?


 

CONSCIENCE: Je ne sais pas. Une conscience est rarement affirmative.


 

THOMAS: Alors, que faisais-tu à juger mes toiles avant que j'entre en scène? Que faisais-tu auprès de celle-là?


 

Il désigne le tableau drapé de noir.


 

CONSCIENCE: Je voulais le voir. Le toucher. Le connaître.


 

THOMAS: Tu le connais déjà…


 

CONSCIENCE: Non. J'en sais très peu de choses. Contrairement aux autres, tu ne l'as pas peint avec moi. Je sais bien que cette toile recèle un secret. Tu ne peux me cacher l'existence d'un secret. Mais j'ignore lequel.


 

THOMAS: Et ça t'intéresse…


 

CONSCIENCE: Ça m'intéresse.


 

THOMAS: Tu dois savoir que je ne te le dirai pas si je peux l'éviter. Tu en sais déjà trop.


 

CONSCIENCE: Je le sais. Mais tu n'y échapperas pas.


 

THOMAS: Tu sais bien des choses, c'est vrai. Mais tu ne connais pas la pitié ni la commisération.


 

CONSCIENCE: Je n'ai pas été créée pour ça. Ma tâche est d'absorber tes secrets, de les digérer et de te les rendre.


 

THOMAS: Il me reste bien peu de secrets, maintenant… Conscience, jolie Conscience, dis-moi qui est le plus beau?


 

CONSCIENCE: Ce n'est pas toi.


 

THOMAS: Bien sûr. Tu es ma conscience. Tu es tenue de dire cela.


 

CONSCIENCE: Tu aimerais rencontrer la conscience d'Amélie, n'est-ce pas?


 

THOMAS: Elle ne me répondrait pas comme toi. Amélie m'aimait.


 

CONSCIENCE: Mais voilà; la conscience d'Amélie est morte avec elle.


 

THOMAS: Tu la connaissais?


 

CONSCIENCE: Nous nous fréquentions. Quand vous dormiez, Amélie et toi, il nous arrivait de causer. Je n'en conserve qu'un vague souvenir. Tu comprends, nous approchions de l'inconscience. Là, je n'ai plus juridiction.


 

THOMAS: Tu m'agaces. J'attends quelqu'un, un type de la radio. Tu devras partir.


 

CONSCIENCE: Non. Tu ne pourras pas te débarrasser de moi. Il y a trop longtemps que tu n'as pas parlé de toi.


 

THOMAS: Tu crois que je vais devoir parler de moi? Non. Tu crois, vraiment?


 

CONSCIENCE, elle rit: Pourquoi crois-tu qu'il vient te voir? Je l'ai retenu le plus longtemps possible.


 

THOMAS: Que veut-il donc savoir? Je ne devrais pas avoir à lui parler. Tu aurais dû lui interdire de venir, inventer quelque chose…


 

CONSCIENCE: Je n'ai pu résister plus longtemps. Il fallait le faire.


 

THOMAS: Qu'y avait-il tant à dire?


 

CONSCIENCE: Rien, en fait. Mais il faut parler. Parler est essentiel.


 

THOMAS: Lorsqu'on ne voit plus, c'est ça?


 

CONSCIENCE: Pas seulement ça. Mais ça aussi. Parler est essentiel.


 

THOMAS: Tu parles beaucoup, c'est indéniable.


 

CONSCIENCE: Tu m'y forces. Je n'ai aucun goût pour la parole. Je parle pour toi.


 

THOMAS: À t'entendre, je suis responsable de tous tes maux. J'en ai assez. C'est à peine supportable.


 

CONSCIENCE: Mais tu l'es, mon cher. Je sais que ce n'est pas gai, mais c'est comme ça. Tu m'y forces. D'ailleurs, je n'en souffre pas. Je n'ai pas été créée non plus pour souffrir.


 

THOMAS: Tu tortures, n'est-ce pas? C'est là ta raison d'être.


 

CONSCIENCE: Tu confonds les effets et les causes. Les consciences n'infligent pas de tourments par plaisir. Les consciences n'ont pas de volonté propre. Elles existent, et c'est tout.


 

THOMAS: Comme moi…


 

CONSCIENCE: Comme toi. Je suis toi. Tu as tendance à l'oublier.


 

THOMAS: Tu n'es pas moi, menteuse ! Tu n'es pas responsable de moi !


 

CONSCIENCE: Mon cher Thomas ! Tu commences à comprendre.


 

THOMAS: Ne me dicte pas ce que je dois comprendre.


 

CONSCIENCE: Tu te rebelles contre ta conscience? Mauvais signe, Mais tu n'as pas tort. Personne n'est responsable de sa conscience. On l'engraisse, on l'assombrit, on la traîne derrière soi jusqu'à la fin de ses jours, mais on n'en prend jamais la responsabilité.


 

THOMAS: C'est drôle. Même quand tu es d'accord avec moi, tu prends un ton moralisateur.


 

CONSCIENCE: Ah ! Pour ça, j'ai été créée. Si quelqu'un se mettait en tête d'écrire notre histoire, il ne la terminerait pas. Il s'en écoeurerait avant.


 

THOMAS: Non… Pourquoi?


 

CONSCIENCE: Tu as déjà trop bu de bière?


 

THOMAS: Oui. Beaucoup trop.


 

CONSCIENCE: Il t'est arrivé de vomir?


 

THOMAS: J'ai vomi.


 

CONSCIENCE: Celui qui entreprendrait de relater notre histoire n'en sortirait jamais. J'en sais quelque chose. On ne peut vomir plus que son propre poids.


 

THOMAS: Comme tu es dure !


 

CONSCIENCE: Et comme tu es mou ! Mou et flasque, plus mou et plus flasque qu'une vieille femme.


 

THOMAS: Ce n'est pas vrai.


 

C ONSCIENCE :Vas-y, contredis-moi; je ne suis pas opiniâtre.


 

THOMAS: Sais-tu seulement ce qu'est une opinion?


 

CONSCIENCE: Non. Non, je l'ignore. J'ai tant pâti de tes mauvaises décisions, et pourtant… Tu m'as vaincue sur celles-là, je ne me sens pas capable de les juger. {Soupir) Ma condition n'a rien de drôle, Thomas.


 

THOMAS: C'est ma faute. Mais je ne m'en sens pas plus triste.

CONSCIENCE: Normal. C'en est intenable. Le mal que tu me fais, j'en porte aussi l'odieux. Te souviens-tu d'Henri Tranchard?


 

THOMAS: Tranchard? Il me semble, oui… Ce rat de libraire?


 

CONSCIENCE: Il t'a crié que tu porterais sur la conscience jusqu'à ta mort le mal que tu lui avais fait. Ce serait sa vengeance, disait-il. C'est moi qui ai failli ployer sous le fardeau, pourtant. Deux heures après, tu n'y pensais même plus.


 

THOMAS: J'étais saoul…


 

CONSCIENCE: Pas moi. Tu m'endors en buvant, mais je me réveille toujours, plus lourde, plus dure.


 

THOMAS: Je sais. J'en souffre dans ma chair.


 

CONSCIENCE: Pas assez, chéri, pas assez. Tu n'as pas assez souffert pour connaître la souffrance. Regarde, mais regarde donc si tu peux ! (Elle désigne plusieurs toiles) Des danseuses, un clown sur un cheval sur une souris, encore des danseuses, une scène de taverne. Souffrir, toi? Allons donc…


 

THOMAS: Toi non plus, tu ne comprends pas. Toi moins que les autres.


 

CONSCIENCE: Voilà une excuse trop facile, tu ne trouves pas?


 

THOMAS: Peut-être. Non, pourtant. Je ne peux pas m'être trompé sur toute la ligne. Cesse de me persécuter.


 

CONSCIENCE: Mon pauvre ami. Tu te tues toi-même. Je n'ai rien à y voir.


 

THOMAS: Pourquoi es-tu là, alors? Qui te commande? À quoi obéis-tu?


 

CONSCIENCE: À ta vie. Tu as besoin de moi. Sans moi, tu n'es plus qu'un ventre.


 

THOMAS: Quelle douce existence ce serait.


 

CONSCIENCE: Tu ne serais pas en mesure d'en apprécier la douceur. Tu as besoin de moi.


 

THOMAS: Tu mourras avec moi, n'est-ce pas?


 

CONSCIENCE: Oui ! Il n'y a pas de repos avant.


 

THOMAS: Mais… Après? Le Jugement?


 

CONSCIENCE: Il n'y a pas de jugement ailleurs qu'ici. Et s'il y en avait un, je n'aurais rien à y voir. Je ne serai pas rongée par les vers, moi. Il ne restera rien de ta conscience, rien qu'une légère buée bleue flottant au-dessus de ta tombe.


 

THOMAS: Une buée bleue?


 

CONSCIENCE: Bleue, parfois jaune. Ça dépend des vers.


 

THOMAS, frissonne: C'est macabre.


 

CONSCIENCE: Tu trouves? Ça devrait être rassurant.


 

THOMAS: Le Jugement, tu veux dire?


 

CONSCIENCE: Bien sûr. Son absence, plutôt.


 

THOMAS: En effet. Je ne m'en souciais guère, pourtant. La certitude d'être déclaré coupable vous ôte le goût de plaider.


 

CONSCIENCE: Vraiment?


 

THOMAS: Passer sa vie à crier son innocence? Pas moi. J'ai toujours payé mes dettes.


 

CONSCIENCE: Ce n'est pas vrai, menteur.


 

THOMAS: Ah ! J'avais oublié avec qui j'étais.


 

CONSCIENCE: Menteur !


 

THOMAS: Oui. C'est compulsif, chez moi. Sûrement à cause de ma mère. C'est toujours la faute de la mère.


 

CONSCIENCE: Tu deviens cynique.


 

THOMAS: C'est l'âge.


 

CONSCIENCE: Cela n'a rien à voir avec l'âge. Tu étais cynique à huit ans, maintenant que j'y pense.


 

THOMAS: A huit ans? Cynique?


 

CONSCIENCE: Ta mère en a souffert.


 

THOMAS: Souffrir, souffrir ! Tu n'as que ce mot à la bouche.


 

CONSCIENCE: Je ne suis pas cruelle.


 

THOMAS: Tu l'es. Mais comment le saurais-tu, toi qui n'as pas de conscience?


 

CONSCIENCE: N'essaie pas d'être méchant. Tu le pourrais, bien sûr. Mais je ne ressens rien.


 

THOMAS: Ah ! Voilà tout ton malheur!


 

CONSCIENCE, soupire: Devons-nous vraiment ergoter sur nos contingences respectives? J'en ai mon lot, et de sévères en plus. Mais tu m'as donné une existence bien remplie et je ne trouve pas à me plaindre. (Un temps) J'ai connu la conscience d'un saint, il y a longtemps. Blanche comme neige, la pauvre. Elle est morte vierge et débile. Non, chéri, je t'assure, je ne te reproche rien.


 

THOMAS: Tu le pourrais, pourtant. Tu ne t'en privais pas, dans le temps. Sommes-nous donc si vieux, Conscience, que la rancune ne nous redonne même pas un sursaut d'énergie?


 

CONSCIENCE: C'est la sagesse, Thomas, cette paix de l'âme que tu convoites depuis toujours. Elle vient dans la nuit te surprendre…


 

THOMAS: La sagesse… Voulais-je vraiment devenir sage?


 

CONSCIENCE; rit: Oui, je pense. Quel choix as-tu, d'ailleurs? La sagesse épaissit ton sang et jaunit ta peau, mais elle anime ta voix d'un souffle nouveau. Il faut l'accueillir comme la dernière amante.


 

THOMAS: On a toujours le choix; je refuse obstinément d'en démordre! Je ne veux plus être sage, je ne veux plus !


 

CONSCIENCE: Ne fais pas l'enfant, allons. Il te reste du chemin à faire.


 

THOMAS: Est-ce indispensable d'en arriver là?


 

CONSCIENCE, réfléchit: Non. Non, je ne crois pas. Mais la refuser délibérément risque de te précipiter au fond du gouffre.

THOMAS: Ne l'ai-je pas déjà touché? Faudra-t-il encore couler, manquer d'air un peu plus chaque jour? Je suffoque, Conscience, un constant vertige m'habite… Ne pourrions-nous en finir maintenant, tout de suite?


 

CONSCIENCE, se précipite: Non ! Je te l'interdis. Je dois te rejoindre au bout du malheur avant que pareil recours soit envisagé. Pour ma part, mon pauvre ami, j'ai le regret de te dire que j'ai encore le goût de vivre.


 

THOMAS, triste: Soit. Je t'obéirai puisque je n'ai pas le choix. Mais c'est à contrecoeur que je le fais, il faut que tu le saches.


 

CONSCIENCE: Une partie de toi-même, pourtant, espère toujours.


 

THOMAS: Laquelle, je te prie?


 

CONSCIENCE: Moi. Moi, j'ai presque confiance.


 

THOMAS, découragé: Alors, il n'y a rien à faire.


 

Il se lève, va à sa toile en chantier et entreprend d'y travailler à tâtons. Conscience approche du public et s'adresse à lui.


 

CONSCIENCE: N'allez pas croire qu'il veut mourir. Simplement, il craint un peu de vivre. Toute sa vie, il a baigné dans cette angoisse. Thomas Mercure, paralysé de peur. Le monde n'y croirait jamais. Il a raison, au fond. Le monde n'a jamais su voir ses tableaux. Sous le masque joyeux d'un clown funambule, il peignait toujours de profondes rides de folle terreur qui disaient autant la crainte de tomber que celle de se rendre au bout. Sous le sein lourd et blanc d'une ancienne maîtresse, il peignait la tristesse d'un coeur usé. On n'a pas su voir l'ossature de son oeuvre, et il désespère qu'on la voie jamais. Regardez-le. Il est beau, n'est-ce pas, cet homme presque aveu-gle qui s'acharne à représenter sa mémoire? Comment ne pas l'aimer? M'eut-il fait souffrir cent fois, mille fois plus, je l'aimerais toujours. Ah ! Si seulement ce damné journaliste pouvait l'épargner…


 

On sonne à la porte.


 

CONSCIENCE: C'est lui, sans doute. En retard.


 

Elle se tourne vers Thomas, qui a cessé de peindre. Il la regarde.


 

C.ONSCIENCE, sans tourner la tête: Qui est là?


 

On sonne à nouveau.

CONSCIENCE: C'est lui, tu sais .


 

THOMAS: Je sais.


 

CONSCIENCE: Rien ne nous oblige à le laisser entrer.


 

THOMAS: Rien.


 

On sonne.


 

THOMAS: Il ne partira pas, peut-être…


 

On sonne.


 

CONSCIENCE: Non. Il ne partira pas .


 

Elle va à la porte, l'ouvre. Entre Laurent Dumas, porteur d'une serviette.


 

CONSCIENCE: Vous êtes Laurent Dumas, de VIE DES ARTS.


 

LAURENT: C'est moi…


 

CONSCIENCE: Je suis la conscience de Thomas Mercure…


 

LAURENT: Je sais.


 

Il s'avance, ouvre sa serviette, en tire un magnétophone qu'il dépose sur la table. Sans le regarder, à Thomas:


 

LAURENT: Bonjour, monsieur Mercure.


 

THOMAS: Bonjour, monsieur Dumas.


 

Laurent prépare son magnétophone.


 

LAURENT: Je peux vous appeler Thomas, n'est-ce pas? Très bien . Le plus tôt nous commencerons, le plus tôt nous aurons fini.


 

Thomas, désemparé, se tourne vers Conscience.


 

CONSCIENCE: Comme vous voudrez…


 

LAURENT: Conscience, dois-tu assister à l'entrevue?

CONSCIENCE : C'est indispensable.


 

LAURENT : Je le pense, en effet ! Sans sa conscience dans les parages, un homme ment davantage, et, le reste ne présente jamais que peu d'intérêt.


 

THOMAS: Où est la vôtre?


 

LAURENT, regarde Thomas pour la première fois: Pardon?


 

THOMAS: Votre conscience. Où est-elle?


 

LAURENT, surpris: Je n'en ai pas.


 

THOMAS, s'approche: Vous n'avez pas de conscience?


 

LAURENT: Bien sûr que non ! J'ai un métier à faire.


 

THOMAS: Tout de même…


 

CONSCIENCE: Je t'expliquerai plus tard, Thomas chéri.


 

LAURENT: J'utilise un magnétophone. Vous comprenez, je n'ai jamais pu apprendre la sténo. Ça ne vous dérange pas trop?


 

THOMAS, incertain, hésite: Non…


 

Thomas s'assoit. Laurent met son appareil en marche.


 

THOMAS: Vous voulez que je vous parle de ma peinture, je suppose?


 

LAURENT, au magnétophone: Test, test, un, deux, un, deux…


 

Thomas contemple Conscience, interloqué. Elle hausse les épaules. Laurent écoute le résultat de son test.


 

CONSCIENCE: Vous avez réalisé plusieurs entrevues de ce genre, M. Dumas?


 

LAURENT: Des tas, Conscience, des tas.


 

CONSCIENCE: De quoi au juste voulez-vous entendre parler?


 

LAURENT: Oh! Je suis sûr que Thomas Mercure a quantité de choses à dire .


 

THOMAS: J'ai tout dit.


 

LAURENT: Nous n'avons pas encore commencé!


 

Thomas esquisse un geste d'agacement.


 

CONSCIENCE: Monsieur Mercure veut dire que…


 

LAURENT: Je sais ce que monsieur Mercure veut dire. C'est une règle chez moi; je joue toujours l'imbécile au début de mes entrevues. Ça met la plupart très à l'aise, vous comprenez? Ils croient ainsi pouvoir laisser filtrer des choses qui m'échapperont. Toutefois, avec certains, la tactique ne prend pas … Certains se sentent inconfortables en présence de la stupidité.


 

CONSCIENCE: Soyez gentil de compter Thomas Mercure au nombre de ceux-ci.


 

LAURENT: Avec plaisir. Ça me changera.


 

THOMAS: J'ai beaucoup peint ces derniers temps…


 

LAURENT, à Conscience: Vous ne croiriez pas le nombre de sombres idiots qu'on rencontre dans ce métier. On essaie bien de polir un peu ici et là mais ça transpire toujours.


 

CONSCIENCE: Je comprends. Au fond, nos métiers se ressemblent…


 

THOMAS: Je crois que mon dernier tableau vous intéressera…


 

CONSCIENCE: Nous prenons note des actions humaines.


 

LAURENT: En un sens, oui. Sacrés métiers, tout de même.


 

THOMAS: Les jonquilles fleurissent mieux dans la mélasse…


 

LAURENT et CONSCIENCE: Pardon?


 

THOMAS: Rien. Rien du tout.


 

LAURENT: J'avais pourtant cru entendre…


 

THOMAS: Je suis heureux de vous l'entendre dire.


 

LAURENT, pour Conscience: Serait-il aussi un peu fou, par hasard?

CONSCIENCE: Qu'est-ce qu'un fou pour vous, monsieur Dumas?


 

LAURENT: Eh bien, vous savez…


 

CONSCIENCE: Non, monsieur Dumas. Il n'est pas fou comme ça.


 

THOMAS: Votre magnétophone tourne, n'est-ce pas, Monsieur Dumas!


 

LAURENT: En effet. Il ne perd rien de ce qui se dit ici.


 

THOMAS: Moi non plus.


 

Silence gêné.


 

LAURENT: Certaines questions pourraient vous paraître embarrassantes. Vous n'êtes évidemment pas tenu d'y répondre.


 

THOMAS: Ça me semble correct.


 

Silence.


 

LAURENT: Parlez-moi de vous.


 

THOMAS: Je m'appelle Thomas Mercure. On croit généralement qu'il s'agit là d'un pseudonyme, mais l'on se trompe. Je suis né il y a cinquante-trois ans dans un petit village catholique de la Malbaie. Mes parents étaient riches. Je fus leur premier enfant et ils n'en eurent pas d'autres. J'aurais pu être avocat, médecin, éboueur ou soldat. Je suis devenu peintre.


 

LAURENT: Quelle sorte de soldat auriez-vous fait?


 

THOMAS: Pitoyable. Mon père était ministre. Les fils de ministres sont officiers. Je n'ai jamais pu donner d'ordres, pas plus aux autres qu'à moi-même.


 

CONSCIENCE: Il oublie de dire qu'il est aussi incapable d'en recevoir.


 

LAURENT: Que pensez-vous des soldats?


 

THOMAS: Probablement ce que les soldats pensent des peintres.


 

LAURENT: Voilà qui est clair. Cependant, n'est-ce pas un peu sévère?


 

THOMAS: Sévère ? Que voulez-vous dire, sévère?


 

LAURENT: Comme un relent d'amertume émanant de votre jugement.


 

THOMAS: Ridicule. Que vous le notiez, j'entends. Je suis un homme. L'Homme est pétri d'amertume, Elle en est le propre. Que diable vous attendiez-vous donc à trouver en venant ici ? Un cul pur trempé d'espérance? Bien sûr, je suis, amer!


 

LAURENT: Votre constat n'est tout de même pas celui de tout le monde.


 

THOMAS: Mais si. Seulement, certains mentent mieux que d'autres. On dit que les plus hypocrites en arrivent parfois à croire en leurs propres mensonges. J'aimerais jouir de cette faculté. Le réel serait plus supportable.


 

LAURENT: De quoi précisément est donc composé le réel de Thomas Mercure?


 

THOMAS: D'images. Surtout d'images. En noir et blanc pour la plupart.

Certaines toutes en noir, d'autres toutes en blanc…


 

LAURENT: La couleur est donc totalement absente de votre univers? Pourtant vos toiles…


 

THOMAS: Ah ! ça, c'est mon petit mensonge à moi. Bien sûr, je vois des couleurs, toutes sortes de couleurs plates et froides, mais je ne les ressens pas. Je ressens le noir et le blanc. Je ressens le gris. Je ressens la naissance et la mort mais pas ce qu'il y a entre les deux. On ne ressent pas un mensonge que l'on reconnaît comme tel.


 

LAURENT : Étrange… Tous ces merveilleux bouffons que vous avez peints, leurs visages bariolés de teintes chatoyantes, ces mines joyeuses, ces verres levés…


 

THOMAS, se lève : J'ai menti. Ces bouffons, monsieur, c'était vous. C'était moi et les autres. L'intégrité exigeait que mes bouffon soient vêtus de noir, monsieur, et de blanc. J'ai eu tort de mentir, je le vois bien maintenant… Il me semblait que la vérité crue ne trouverait personne pour la recevoir, que l'enrober un peu lui ouvrirait les portes des hommes. On a pris pour la vérité le déguisement de la vérité ! Oh ! Pour un peu, j'en serais malade; toute cette couleur me dégoûte.


 

LAURENT, après un temps: Préférez-vous que nous arrêtions ? Je peux revenir demain…


 

THOMAS: Pas question ! Continuons. Vous n'êtes pas venu pour rien.


 

Conscience se lève, va vers Thomas.


 

THOMAS: Toi, tu l'as compris. Te voilà une robe sombre sur ta peau d'albâtre. Je t'ai vêtue de vérité, le savais-tu?


 

CONSCIENCE, doucement : C'est le prix de tes mensonges, ce vêtement, de tes erreurs et de tes crimes.


 

THOMAS: Drôle, tu ne trouves pas? Avoir tant fauté pour en arriver à la vérité pure, sous tes traits marqués de mes péchés ! J'en ris et j'en ai mal au ventre. La vérité se paie cher. En vaut-elle la peine? Sur toi, il me semble, la couleur ne m'inspirerait plus un tel dégoût.


 

Conscience, dans un pinceau de lumière, va vers le public.


 

CONSCIENCE : Noire, noire et noire dans la nuit blafarde, j'ai tant marché seule, et paisible pourtant. Ni triste, ni heureuse, mais si noire dans l'aube pâle… J'ai vendu mon pardon comme un prêtre impatient, j'ai fermé les yeux sur l'Infâme comme une putain divine. On m'a droguée, gelée, neutralisée, anesthésiée, on m'a circonvenue avec ma propre bénédiction. On m'a débauchée dès l'enfance et, me croiras-tu? J'ai aimé ça, oh ! Oui, j'ai adoré chaque minute. Je n'ai plus souvenir de la blancheur des débuts, ma mémoire est maculée; j'ai perdu jusqu'à la colère, je ne connais plus les joies de la fureur, réservées aux vertueux. Grise, grise et grise dans le jour jaune, je vais au gouffre une rose aux dents, une épine au coeur. Sans racines, mais qui a besoin de racines? Sans âme, mais qui a besoin d'une âme? Sans raison, mais qui a besoin de raison… La vérité, Thomas? La vérité, c'est que nous avons commis le péché de trop aimer la vie, d'en trop attendre, et qu'elle nous punit de cette passion sauvage. Elle ne méritait pas un tel amour, pareille foi aveugle, elle n'en valait pas la peine et elle le sait. La vie ne ment pas, elle. On n'a qu'à l'écouter nous dire les choses telles qu'elles sont. La vie ne nous a rien promis. Nous n'avons personne d'autre à blâmer que nous-mêmes…


 

THOMAS, vient derrière elle, lui touche l'épaule: As-tu changé, Conscience? Qu'es-tu devenue?


 

CONSCIENCE: Je ne suis qu'une haleine, fétide à l'aube et sucrée au couchant, d'une lune à l'autre crachée à la face du monde. Mes pas savent la route et me mènent au rythme du ventre. Je vais, sans plus, nous allons, dans l'immémoriale dynamique des âges. Nous mourrons épuisés d'un voyage sans objet, nous pourrirons dans cette terre foulée sans objet, et la mort sera l'objet.


 

THOMAS: J'ai pourtant souvenir, il me semble, d'un temps de lait et de miel, et en ce temps s'incarnait mon pays. Et toi, Conscience, l'habitais toute entière; ton corps en traçait les frontières. Qu'à tes yeux, j'aie puisé ces humeurs, subtiles qui font d'un enfant un homme, qu'à ta bouche j'aie sucré mon haleine, que j'aie fait ces choses, cela a rosi ce temps dans ma mémoire et ma langue s'en souvient comme de la fraîcheur du lait et la douceur du miel.


 

CONSCIENCE: Cependant, Thomas, après l'amour, je ne suis plus qu'une haleine. Ô ! Cette pulpeuse odeur verte et collante qui flotte dans l'éther oubliant sa pureté ancienne, cet arôme étouffant violant ma narine !


 

THOMAS, la tourne vers lui: Où es-tu, Conscience, et cet air de campagne gonflant tes cheveux? Qu'es-tu devenue, et la paix dont j'ai faim qui imprégnait ta chair?


 

CONSCIENCE: Je ne suis qu'une haleine chargée de colère, et le sang jaillira de la gorge du monde. Rappelle-moi l'avenir, Thomas; qui pansera les plaies profondes de l'humanité souffrante que je m'apprête à décimer? Ma violence est le fléau d'un dieu malin. Pitié pour le monde, Thomas; retiens mon bras vengeur, apaise l'ire démente qui m'étourdit…


 

THOMAS: Mais non, Conscience, n'aie crainte. Tu n'es qu'une haleine soufflant sur la ville comme un vent de dégoût.


 

Un temps.


 

LAURENT, demeuré en retrait, s'approche: N'aviez-vous pas dit que la colère se trouvait dorénavant hors de votre portée?


 

THOMAS: Ce n'était pas elle qui parlait. C'était moi. Je crie par sa bouche et elle se désole par la mienne. Parfois le contraire. Vous ne pouvez pas comprendre, vous n'avez pas de conscience.


 

LAURENT: Oh ! Ce n'est pas grave; on ne me demande pas de comprendre, seulement d'enregistrer vos réponses là-dedans (il désigne le magnétophone).


 

THOMAS: Et vos questions? Il vous faut bien élaborer vos questions à partir d'une certaine connaissance du sujet?


 

LAURENT: Vous seriez surpris par tout ce qu'un homme peut dire lorsqu'on lui demande simplement son lieu de naissance…


 

CONSCIENCE: Vous jouez encore à l'imbécile, n'est-ce pas?


 

LAURENT: Oui. Oui, j'y joue encore. C'est plus fort que moi. Inquiétant, pour tout dire. Où s'arrête le jeu? Où commence la réalité?


 

THOMAS: Ne comptez pas sur moi pour répondre à ça.

LAURENT: Non; bien sûr que non.


 

THOMAS: Cette entrevue est de la folie pure.


 

CONSCIENCE: Je la trouve très intéressante, au contraire.


 

LAURENT: Eh effet, tout ça me semble du plus vif intérêt. Quant à la folie, eh bien ! je ne la nie pas non plus.


 

THOMAS, va s'asseoir: Vous êtes un étrange journaliste, monsieur Dumas, permettez-moi de vous le dire. Et j'en ai vus d'autres.


 

LAURENT: L'originalité est à la mode par les temps qui courent. L'originalité à tout prix.


 

THOMAS: Putain de métier!


 

LAURENT: Si nous parlions un peu du vôtre, Thomas? Quel rôle a joué votre mère dans tout ça (d'un geste, il embrasse toute la pièce) ?


 

THOMAS: Aucun, je pense. Qu'est-ce que vous êtes donc, à la fin? Psychanalyste? De nos jours, on blâme les mères pour tous les malheurs du monde.


 

LAURENT: Parlez-moi de votre mère. Vous deviez l'aimer beaucoup? Tous les artistes ont adoré leur mère, c'est connu, et détesté leur père par la même occasion.


 

THOMAS : Vous parlez d'elle au passé. Elle vit toujours, la pauvre. J'ai peur qu'il n'y ait pas grand-chose à en dire. C'est vrai, je l'adore. C'est tout.


 

LAURENT: Mais encore?


 

THOMAS: Eh Bien… Voici ce qu'elle faisait: parfois mon estomac se rebellait. Alors, je descendais à la salle de bains et je m'accroupissais devant la cuvette, malade. Je vomissais tripes et boyaux, déjà à cette époque. Mais ma mère était toujours là pour descendre l'escalier et poser sa main sur mon front. Ce toucher frais sur ma peau…


 

CONSCIENCE: Il aura toujours peur de cette main.


 

THOMAS: Ne parlons pas de ça.


 

LAURENT: Vous rendait-elle cet amour?


 

THOMAS: Elle l'a distillé parcimonieusement au cours des années.


 

CONSCIENCE: Il veut dire qu'il ne s'en est jamais repu. Encore adulte, il lui arrivait de fondre en larmes devant sa mère. Il était soûl, bien sûr, sans quoi il ne se le serait pas permis.


 

THOMAS: Elle ne me serrait pas dans ses bras. Elle s'interdisait la faiblesse et la niait hypocritement lorsque, au hasard des situations tendues, la faiblesse se manifestait tout de même.


 

CONSCIENCE: Elle ne parlait pas du passé. Thomas torturé de questions, elle ne le soulageait pas de réponses. Les réponses étaient enfouies sous des décennies de vernis patiemment appliqué. Elle ne le craquelait pas elle-même, et rien d'extérieur à elle-même ne le craquelait.


 

THOMAS: Elle ne mangeait pas de poisson parce que les arêtes la dégoûtaient.


 

CONSCIENCE: Elle ne faisait pas l'amour sur le plancher. Elle n'aimait pas ça.


 

THOMAS: Elle ne pouvait arrêter de fumer. Elle passait l'été en éternuements à cause de son rhume des foins.


 

CONSCIENCE: Elle n'aimait pas sa grand-mère paternelle, qui ne savait parler que d'argent.


 

THOMAS: Enfant, elle ne me défendait pas contre les plus grands que moi.


 

CONSCIENCE: Sauf une fois où le fils du fourreur lui avait pissé dessus.


 

THOMAS: Elle ne refusait jamais de m'aider à survivre. Elle ne voyait pas sans lunettes. Voilà ce qu'elle ne faisait pas. Elle ne le fait toujours pas. C'est ma mère et elle sera toujours comme ça.


 

LAURENT: Et votre père? Où se place-t-il dans le tableau?


 

THOMAS: Mon père? Il était ministre, je vous l'ai dit. Rien de plus.


 

CONSCIENCE: Son père n'avait jamais un mot pour Thomas, pas un geste, pas un sourire, jamais. Thomas le haïssait.


 

LAURENT: Vous le haïssiez, vraiment?


 

THOMAS: Bah ! À quoi bon revenir là-dessus. Peut-être. Il est mort depuis vingt ans, alors…

LAURENT: Vous ne le reconnaissez donc pas comme une influence majeure dans votre œuvre ?


 

THOMAS: Ah ! Mais oui ! Il m'a mis au monde, non?


 

CONSCIENCE: C'est pour ça qu'il le hait.


 

THOMAS: Remarquez, ça n'a rien d'exceptionnel. Dali cracha solennellement sur un portrait de sa mère, son père le déshérita. Après que j'aie gigué sur la tombe du mien, maman ne m'en aima que plus. À cette époque. il était encore à la mode pour un artiste de nourrir de tenaces rancunes envers sa famille.


 

LAURENT: Vous suiviez les modes?


 

THOMAS: Non. Je les lançais.


 

CONSCIENCE: Il ment; mais le mot est joli.


 

LAURENT: Mentiez-vous, là, à l'instant?


 

THOMAS: Oui, je mentais.


 

LAURENT: Vous arrive-t-il souvent de mentir?


 

THOMAS: Non.


 

CONSCIENCE: Il ment encore. Pour certains, le mensonge est un jeu, pour d'autres une maladie. Pas pour Thomas. Les mensonges sont ses couleurs, il s'en sert systématiquement pour repeindre l'existence à sa fantaisie. Plus gros, plus éhonté est le mensonge, plus vive est la couleur.


 

LAURENT: Mais… Que faites-vous de cette incessante quête de la vérité dont parlent vos biographes?


 

THOMAS: Fabulation. La vérité, je l'ai depuis longtemps trouvée. Elle est noire et blanche.


 

LAURENT: En ce cas, quel besoin est-il de la colorer?


 

THOMAS: Votre question est absurde. Pourquoi mentir, vous dites? Faites-le, faites-le, il en restera toujours quelque chose, comme disait l'autre.


 

LAURENT: Votre réponse est absurde.


 

THOMAS: Vous commencez à comprendre, on dirait.


 

LAURENT: Peut-être. A vrai dire, plus je vous regarde, moins je désire y arriver. Il me semble que vous comprendre serait entrer dans votre folie.


 

CONSCIENCE: Quel mal y aurait-il à ça? Notre folie n'a rien à envier à celle des autres.


 

LAURENT: Tout de même; si seulement elle assurait le bonheur…


 

CONSCIENCE: Évidemment, elle ne garantit rien de tel. Pas même l'insouciance. Ce n'est pas une folie douce, une folie vide et comateuse. Elle est rude et âpre au toucher (car elle est palpable, vous savez. On peut la caresser, la triturer, la rouler entre ses doigts). Notre folie balise une longue route, dont personne ne connaît l'issue mais que chacun emprunte.


 

THOMAS: Comprenez-moi. J'ai laissé tous mes jouets derrière. Tous, sauf celui-là.


 

LAURENT: Je crois comprendre. Pourtant, plus c'est clair, plus je m'inquiète.


 

THOMAS: Ce n'est pas votre métier de vous inquiéter. On ne vous paie pas pour ça.


 

LAURENT, après un temps: Pourquoi cherchez-vous à me provoquer?


 

CONSCIENCE, après un temps: Vous jouez à l'imbécile. Il joue à provoquer.


 

LAURENT, dégoûté: Toute cette histoire baigne dans l'absurde.


 

THOMAS, se lève brusquement: Deux policiers patrouillaient dans leur voiture bleue. Le conducteur fixait la route brumeuse. Son collègue braquait sa puissante torche électrique sur les commerces endormis. Deux policiers pansus, bien nourris, leurs ventres débordant de leurs ceintures. Deux policiers moustachus. Soudain, un cambrioleur surgit d'un magasin, revolver au poing. Comme un lièvre surpris par les phares d'un camion qui fonce sur lui, il se fige, hypnotisé. Les gros policiers immobilisent leur véhicule, somment le bandit de jeter son arme. Le bandit tire, le gros policier à la torche électrique s'abat lourdement sur le sol. Le bandit s'enfuit… Et savez-vous ce que fait l'autre policier? Croyez-vous qu'il court après le meurtrier de son ami? Croyez-vous qu'il appelle des renforts? Vous auriez tort. Dans la nuit brumeuse, le gros policier pique une crise de nerfs et se met à taper comme un sourd sur le capot de la voiture en implorant qu'on appelle la police… Vous riez? Oui. C'est peut-être drôle. Vous vouliez de l'absurde. Ceci s'est produit la semaine dernière.


 

LAURENT: Vous semblez montrer un goût particulier pour le sordide, le macabre, tout ce qui est sale et malodorant. Pourquoi cela? Qu'y a-t-il derrière?


 

Thomas ne répond pas.


 

CONSCIENCE, à la rescousse: C'est un peu ma faute. Je l'ai forcé à regarder autour de lui, à voir la vraie nature de son milieu.


 

LAURENT: C'est-à-dire?


 

CONSCIENCE, hésite: …Il aime les cimetières, il les a toujours aimés. Je n'y peux rien. Ses meilleurs amis l'ont déserté parce qu'il ne parlait jamais d'autre chose que du suicide.


 

THOMAS, regard vide, ton monocorde: J'ai lu Zola. Zola a fini de m'ouvrir les yeux. Il comprenait la merde, l'odeur de la merde, le goût de la merde. Il ne l'aimait pas pour autant. Mais il la comprenait, comme moi je la comprends.


 

LAURENT, s'approche de Thomas: Quelque chose vous tourmente. Quelque chose d'ancien et de très douloureux. Vous n'avez pas toujours été comme ça. Aucun homme ne pourrait.


 

CONSCIENCE: C'est vrai; il n'a pas toujours été comme ça. Mais il ne se souvient pas de ce qu'il était autrefois. Il est devenu vieux sans devenir adulte, comme ça, l'espace d'une nuit. Il a bu, s'est endormi, et au réveil il était vieux.


 

LAURENT: Quelqu'un se souvient-il de lui, avant?


 

CONSCIENCE: Oui. Moi. Je m'en souviens très bien.


 

Laurent revient vers elle. Le plateau s'obscurcit tandis qu'on change le décor. Un spot les éclaire en coin de scène.


 

LAURENT: Parle-m'en. Je veux tout savoir. Quelque chose de crucial m'échappe, je ne comprends pas cet homme.


 

CONSCIENCE: C'est pourtant simple.


 

LAURENT: Est-il comme ça parce qu'il ne croit pas en Dieu? J'ai vu des athées qui lui ressemblaient, en moins pire, en moins désespéré.


 

CONSCIENCE: Les athées ne veulent pas croire. Mais vous avez raison, Thomas leur ressemble. Son malheur à lui vient de ce qu'il ne peut pas croire. Je ne lui ai pas laissé d'illusions. Il souhaiterait tant avoir la foi… Je n'ai pas voulu.

    .

LAURENT: Pourquoi? Quelle raison avais-tu?


 

CONSCIENCE, le fixe longuement: J'avais une excellente raison.


 

Elle prend une ample robe blanche sur une patère et la revêt.


 

LAURENT: Qu'est-ce que tu fais, Conscience? Tu ne portes plus de blanc !


 

CONSCIENCE: Plus maintenant. Mais il y a trente ans, j'étais immaculée. Cette robe est une relique.


 

Elle dénoue ses cheveux.


 

LAURENT: Et alors?


 

CONSCIENCE: Alors? Tu voulais savoir, je vais te montrer. Tout est très simple, vraiment. Il suffit de savoir.


 

LAURENT: Que vas-tu faire?


 

CONSCIENCE: Regarde.


 

Elle étend les bras vers la scène, qui s'éclaire. C'est toujours un studio, quoique différent. Côté jardin, la porte est ouverte de l'intérieur. Un autre acteur incarne Thomas jeune. Il peint, cigarette aux lèvres, très absorbé, et boit du vin. Conscience va vers lui. Laurent demeure en retrait et observe.


 

CONSCIENCE: Bonsoir, Thomas.


 

Pas de réponse.


 

CONSCIENCE: Bonsoir, Thomas Mercure !


 

THOMAS, sans la regarder: Laisse-moi travailler.


 

CONSCIENCE: Je peux regarder?


 

THOMAS: Non ! Fous le camp, s'il te plaît. Il y a des semaines que je cherche ce visage, et je viens de le trouver.


 

CONSCIENCE: Tu bois beaucoup, on dirait.


 

THOMAS : Ouais !


 

CONSCIENCE: Où est ta mère?


 

THOMAS: Fous le camp. Je n'ai pas besoin de toi en ce moment.


 

CONSCIENCE: Tu as toujours besoin de moi.


 

THOMAS : Elle est en haut, dans sa chambre.


 

CONSCIENCE: Malade?


 

THOMAS: Qu'elle dit. J'en ai assez. Ça n'arrête jamais. Je me demande si tous les hommes ont des mères hypocondriaques. Moi, en tout cas, j'en ai ma claque.


 

CONSCIENCE: Peut-être est-elle vraiment malade, cette fois.


 

THOMAS: Ha ! Pas de danger. À l'entendre, je devrais passer mes jours et mes nuits à la dorloter.


 

CONSCIENCE: Elle ne t'a jamais demandé ça.


 

THOMAS: Pas besoin. Elle est bien trop fine pour ça. Mais quand ses grands yeux mouillés me regardent, elle sait bien ce que ça me fait.


 

CONSCIENCE: Quand tu rentres ivre mort et que tu vomis partout en gémissant, elle vient toujours te réconforter.


 

THOMAS, embarrassé, lève le nez de sa toile: C'est ma mère… C'est normal…


 

CONSCIENCE: Tu penses vraiment ça?


 

THOMAS, se rebelle: Je suis un artiste, voilà ce que je pense vraiment: un artiste ! Je n'ai pas le temps de couver une vieille femme capricieuse.


 

CONSCIENCE: Ne dis pas ça. Tu sais que tu le regretteras.


 

VOIX DE LA MÈRE, venant par la porte ouverte: Thomas…


 

THOMAS: Ça recommence.

CONSCIENCE: Tu peux bien interrompre ton travail cinq minutes…


 

THOMAS: Non !


 

Il se remet à peindre.


 

VOIX DE LA MÈRE, chevrotante: Thomas, chéri…


 

CONSCIENCE, s'approche de Thomas, le touche: Thomas…


 

THOMAS, la fixe furieusement: Va t'en ! Laisse-moi tranquille ! Tout le monde se ligue contre moi pour m'empêcher de travailler. J'ai une oeuvre à accomplir. Va t'en !


 

CONSCIENCE: Je vais m'en aller. Plus tard. (Elle regarde Laurent) Quelqu'un m'attend. Quelqu'un de très loin. Mais ne t'en fais pas trop. Tu n'existes plus vraiment.


 

THOMAS: Qu'est-ce que tu racontes ?


 

CONSCIENCE: Tu existes dans ma mémoire et dans la mémoire de ceux de tes amis qui vivent encore. Mais celui qui porte ton nom n'a plus rien de commun avec toi.


 

THOMAS: Tu parles toujours en paraboles. J'en ai assez de ne rien comprendre à ce que tu dis.


 

VOIX DE LA MÈRE: Thomas: Tu veux m'apporter mon médicament, chéri? Thomas ! Je ne me sens pas bien !


 

THOMAS: Va-t-elle se taire à la fin !


 

CONSCIENCE, sibylline: Oui. Si tu ne fais rien, elle finira par se taire.


 

THOMAS: Tant mieux. Alors, je ne fais rien.


 

CONSCIENCE: C'est ta mère…


 

THOMAS: Ouais ! Voilà mon problème.


 

CONSCIENCE: Je vais partir, maintenant, Thomas.


 

THOMAS, se contient, ironique: Tu as ma permission.


 

VOIX DE LA MÈRE: Thomas, je suis malade…


 

THOMAS, pour lui-même: Tais-toi, j'ai du travail…


 

VOIX DE LA MÈRE: Thomas !


 

CONSCIENCE, recule: À plus tard…


 

THOMAS: J'ai tant de travail à terminer…


 

VOIX DE LA MÈRE, plus forte: Thomas !


 

THOMAS: Je n'en aurai jamais fini…


 

VOIX DE LA MÈRE, très forte, désespérée: Thomas !


 

Thomas a un cri de colère. Il court à la porte et la claque violemment. Il se remet à peindre frénétiquement. La scène s'obscurcit; on change le décor. Conscience sort graduellement de la pénombre en parlant.


 

CONSCIENCE: Elle est morte dans la nuit. Lui, ne s'est aperçu de rien. Son travail l'absorba jusqu'au lendemain soir sans qu'il ferme l'oeil. Il but cinq litres de vin et fuma cinq paquets de cigarettes. Il n'interrompit son tableau que pour s'écrouler de fatigue, d'ivresse et d'empoisonnement. Il dormit vingt-sept heures d'affilée. Quand il s'éveilla, une odeur de pourriture lui sauta au visage. C'était celle de sa mère. Après ça, j'ai commencé à porter du gris pâle.


 

Elle retire sa robe blanche.


 

LAURENT: Je ne saisis toujours pas. Ne m'a-t-il pas dit tout à l'heure que sa mère vivait toujours?


 

CONSCIENCE: En un sens, c'est vrai. Pour lui, elle ne peut pas être morte cette nuit-là. Cela est impossible.


 

LAURENT: C'est donc qu'il a regretté de n'avoir rien fait?


 

CONSCIENCE, surprise: N'avez-vous donc rien compris? Il aimait sa mère jusqu'à l'adoration, mais il vénérait sa peinture. La vie l'a forcé à choisir. Il ne lui a pas pardonné, jamais.


 

LAURENT: Pourquoi cesser de me tutoyer?


 

CONSCIENCE: Je n'en ai plus envie.


 

LAURENT: À tous égards, tu es horriblement cruelle. Tu es une girouette qui n'a pas d'axe. Pourquoi, comment as-tu pu me montrer ça?


 

CONSCIENCE: Vous n'avez pas de conscience. J'en ai tenu lieu pour un instant.


 

LAURENT: Pourrais-tu le refaire?


 

CONSCIENCE: Pourquoi?


 

LAURENT: Je voudrais… J'aimerais savoir comment il était après; juste après…


 

CONSCIENCE: Après, il était vieux. Pas adulte, je vous l'ai dit, mais très vieux. Il n'a plus vieilli depuis. Seul son corps s'est flétri.


 

LAURENT: Je voudrais le voir !


 

CONSCIENCE: Alors, vois.


 

Elle étend de nouveau les bras. Les chevalets ont disparu, de même que les tableaux. Thomas jeune boit à une table, les yeux cernés.


 

LAURENT: Il boit…


 

CONSCIENCE: Il boit toujours.


 

LAURENT: Il a l'air épuisé.


 

CONSCIENCE: Il l'est.


 

LAURENT: J'aimerais tant pouvoir entrer dans cette image du passé, lui parler, le toucher du doigt…


 

CONSCIENCE: Vous pouvez.


 

LAURENT: Quoi?


 

CONSCIENCE: Rien de plus facile. Vous n'avez qu'à entrer.


 

Laurent hésite, puis s'avance.


 

CONSCIENCE: Attention ! Surtout, n'y croyez pas trop…


 

Elle disparaît.


 

THOMAS, ivre: Eh ! Laurent ! Viens boire un coup.


 

LAURENT: Vous… Tu… Tu connais mon nom?


 

THOMAS: Tire-toi une chaise, j'aime pas boire tout seul.


 

LAURENT: Bon…


 

Il s'assied. Thomas lui verse un verre, lève le sien.


 

THOMAS: On va boire à nos mères.


 

LAURENT: Tu ne connais pas ma mère.


 

THOMAS: Bien sûr que je connais ta mère. Je ne l'ai jamais vue, mais je sais un tas de choses sur elle.


 

Laurent fait mine de se lever; Thomas le retient.


 

THOMAS: Elle est dans un hospice où elle meurt lentement, trop lentement, un petit peu chaque jour. Ni toi ni ton frère ne pouvez la prendre chez vous. A Noël, à Pâques et à l'Action de grâces, vous lui rendez visite; chacun votre tour.


 

LAURENT: Qui t'a dit ça? Conscience t'a dit ça?


 

THOMAS: Quelque chose comme ça.


 

LAURENT, se reprend: Je suis ici pour t'interviewer. Je travaille pour VIE DES ARTS. Je suis journaliste artistique.


 

THOMAS: Et tu n'es pas encore né.


 

LAURENT, le réalise, atterré: Et je ne suis pas encore né…


 

VOIX DE CONSCIENCE: Rien de tout ceci n'est vrai. Il y a des mères, des fils, il y a des pères et des filles; il y a les choses qui jamais ne s'arrêtent de croître et de mourir. Il y a vous, Laurent, et Thomas qui vous ressemble. Mais rien d'autre n'est vrai car rien d'autre n'est respecté. Rien d'autre n'est plus grand que vous.


 

THOMAS: Maman...


 

LAURENT: Pardon?


 

VOIX DE CONSCIENCE: Laissez-le faire. Vous ne pouvez plus l'interrompre. C'est ainsi que ça s'est passé.


 

Laurent se lève et regarde. Thomas se prend la tête dans les mains, en proie à une intense douleur.


 

THOMAS: Maman! J'ai pas fait exprès! J'ai pas voulu !


 

LAURENT: Thomas: arrête. Ce n'était pas ta faute.


 

THOMAS: Je l'aurais jamais fait si j'avais su que tu mourrais. Je l'aurais jamais fait, j'te jure.


 

LAURENT: Arrête de pleurnicher, ça fait pleutre. Il fallait que tu le fasses.


 

THOMAS: Maman !


 

LAURENT: Quand ma mère y passera, crois-tu que je réagirai comme ça?


 

THOMAS: Je ne me le pardonnerai jamais.


 

LAURENT: Quand ma mère y passera… je ne réagirai pas… comme

ça…


 

THOMAS: Je ne toucherai plus à un pinceau de ma vie.


 

LAURENT, s'impatiente, trépigne: Arrête de raconter des conneries!


 

THOMAS: Maudite peinture! Damnée peinture! C'est fini! Terminé!


 

LAURENT: T'es con comme la lune. Tu vas continuer à peindre jusqu'à la fin de tes jours, tu deviendras l'un des artistes les plus célèbres du monde. Tu influenceras deux générations de peintres. Pourquoi penses-tu que je viens t'interviewer, imbécile !


 

THOMAS: J'ai été un imbécile. Un pauvre imbécile.


 

LAURENT: Conscience, fais quelque chose.


 

VOIX DE CONSCIENCE: Que voulez-vous que je fasse? Si j'avais pu faire quoi que ce soit, je l'aurais fait il y a trente ans.


 

LAURENT: Tout ceci n'existe pas, n'existe plus. Ce n'est peut-être même jamais arrivé.


 

Thomas crie. De la baie vitrée provient un rai de lumière oblique. Il se lève et va vers sa vision.


 

THOMAS: C'est toi, maman?


 

LAURENT: Qu'est-ce que c'est que ça, encore? Je veux sortir de cette... mascarade. Fais m'en sortir.


 

Thomas pousse des cris de surprise et d'admiration.


 

VOIX DE CONSCIENCE: Patientez, Laurent Dumas. C'est presque terminé.


 

THOMAS: Non. Tu n'es pas ma mère. Qui es-tu? Tu es une femme. Comme tu es belle…


 

Laurent s'approche, cherche à voir une femme dans la lumière.


 

LAURENT: Il est soûl. Soûl et drogué à mort. Il divague.


 

THOMAS: C'est merveilleux, ce qui m'arrive. Comme tu es divinement belle, madame. Et comme tes pieds sont blancs et fragiles.


 

Il tombe à genoux.


 

LAURENT: Oh: Mon dieu, ce fou furieux voit la Vierge en personne…


 

THOMAS: Tu ressembles à ma mère. Elle aussi avait de petits pieds. Dans mon enfance, elle me laissait jouer avec. J'étais un enfant, tu sais. Comme ton regard est doux… On dirait que tu m'aimes. Me souviendrai-je de toi demain? Mes souvenirs sont si fugaces, comme le sillon d'un insecte sur l'eau… J'aimerais te voir nue. Poserais-tu pour moi? Retire ce voile turquoise, il me dissimule ta poitrine. Oui, c'est ça, enlève-le ...


 

LAURENT: Il fantasme sur la Vierge, l'animal !


 

THOMAS: Comme tu es pleine et sereinement belle… Peux-tu te pencher un peu sur le côté? Comme ça. Souris, maintenant, découvre tes dents, humecte tes lèvres… (Il jouit) Une main dans tes cheveux, l'autre sur tes seins. Ah ! Comme tu es belle, maman ! Je t'aime ! Je t'aime ! Je t'aime !


 

Il tombe à genoux, front contre terre, sanglotant. Obscurité.


 

Un faisceau de lumière éclaire Thomas vieux, assis sur le dossier d'une chaise, très las, côté jardin. Il aurait pu assister à tout ce qui vient de se produire. On restaure le décor original.


 

THOMAS: Peut-être, après tout, ne suis-je né qu'hier. Peut-être ne suis-je pas né encore. (Il sourit) Toute ma vie, j'ai viscéralement méprisé les métaphysiques et leurs questions creuses. Et voilà que je ne peux cesser de m'en poser. J'ai toujours cru qu'un semblant d'interrogation présidait à mon existence, mais ce n'était somme toute qu'un semblant de réponse. J'ai cru vivre de pourquois, j'ai vécu de peut-êtres. Une seule certitude dans ce champ dévasté, pour moi qui désespère de pouvoir jamais aller la rejoindre après la mort; une seule certitude, et c'est qu'il n'y a rien après. Rien de rien. Et j'ai déjà un pied dans le néant.


 

VOIX DE LAURENT: Où est Conscience?


 

THOMAS: Sortie. Je l'ai envoyée chercher une grosse pizza.


 

VOIX DE LAURENT: Je n'aime pas les anchois.


 

THOMAS: Moi, si. Mais n'ayez crainte, elle n'en demandera pas.


 

Un temps. Laurent sort de l'ombre.


 

LAURENT: Maintenant que votre conscience est sortie, nous pouvons parler librement…


 

THOMAS: Non. Elle ne part jamais vraiment. Elle est là, derrière la porte, qui écoute.


 

Un temps.


 

LAURENT: Elle est exceptionnellement lourde et noire. Comment avez-vous pu survivre toutes ces années?


 

THOMAS: Oh ! J'ai bien essayé de la tuer, plusieurs fois. Ca n'a jamais marché, elle me glissait entre les doigts. Après, c'était pire. Alors, j'ai renoncé. On s'habitue. On se dit qu'on est venu au monde tordu et cette pensée réconforte. Vous le savez mieux que moi, sans doute.


 

LAURENT: Pourquoi dites-vous ça?


 

THOMAS: Vous avez déjà eu une conscience. Vous l'avez assassinée à 19 ans. Conscience me l'a dit. Je vous envie beaucoup. Vous vous êtes couché, un soir, et votre décision était prise de ne plus jamais rien regretter, de considérer la présence de vos désirs comme une justification suffisante à leur assouvissement. Vous vous êtes endormi en vous en remettant à un inéluctable destin… A l'aube, vous avez ouvert les yeux, et votre jeune conscience était morte, là, à côté de vous.


 

LAURENT: Tout ce que vous venez de dire est vrai, Thomas. Qu'en pensez-vous?


 

THOMAS: Je ne sais plus. Je n'ai pas de vraies réponses. Le temps le dira; il est très bavard. Mais j'aimerais le savoir.


 

LAURENT: Pourquoi?


 

THOMAS: Mon fils a fait la même chose. Je l'ai beaucoup aidé.


 

LAURENT: À tuer sa conscience? Vous avez aidé votre fils à tuer sa conscience?


 

THOMAS, soupire: Oui. Je l'ai empoisonnée. Petit à petit. Il n'avait que quatre ans quand j'ai commencé.


 

LAURENT: Quand est-elle morte?


 

THOMAS: Je ne sais pas trop, au juste. Peut-être vit-elle encore un peu, mais elle serait très malade. Je pense qu'elle est morte.


 

LAURENT: Vous n'éprouvez pas de remords? La responsabilité est grande et pénible à porter. Il me semble que l'homme est noble qui choisit pour lui-même et assume les conséquences de son choix. Mais faire de même pour autrui, serait-il la chair de sa chair, me parait moins estimable…


 

THOMAS: J'ai peut-être des regrets. Mais il existe aussi une balance pour ceux-là. Je crois que ce choix m'a épargné les angoisses que j'aurais assurément ressenties ma vie durant si j'avais négligé de le faire. J'ignorais si mon fils deviendrait assez fort pour s'affranchir lui-même. J'ai voulu prévoir sa faiblesse.


 

LAURENT: Serait-il devenu faible, à votre avis?


 

THOMAS: Cela, on ne le saura jamais…


 

LAURENT: Que fait votre fils?


 

THOMAS: Il écrit. Du théâtre. Les auteurs de talent font en général bon marché de la conscience.


 

LAURENT: Vous le voyez souvent?


 

THOMAS: Il me déteste. Parfois, il me rend visite, et je vois dans ses yeux qu'il ne vient que pour mieux attiser sa haine, comme pour bien se rappeler pourquoi il me hait. Je n'ai pas été meilleur père que le mien. Je m'étais pourtant fait la promesse…


 

LAURENT: Continuez.


 

THOMAS: Je m'étais juré de ne pas répéter ses erreurs. Mon père, voyez-vous, péchait envers moi par omission. J'ai COMMIS mes péchés. Nathan croit que je n'aimais pas sa mère. Enfin, pas comme un homme aime une femme…


 

LAURENT: Et c'est vrai?


 

THOMAS, prend sa tête entre ses mains: Non. Oui. Je ne sais pas.


 

LAURENT: C'est si étrange, cette notion de péché qui semble torturer les gens lestés d'une conscience…


 

THOMAS, relève la tête: C'est trop ancien pour être étrange. Trop délicieusement excitant pour torturer vraiment. Le péché nous est offert en même temps que le libre-arbitre. Chaque homme est libre de s'y abandonner ou pas. Il en triomphera peut-être, mais ce sera de son propre chef. Nul ne peut l'y forcer ou l'en éloigner sans son consentement. L'homme peut. L'homme peut ne pas. Mais en définitive, c'est l'homme qui a toujours le dernier mot.


 

LAURENT: Avez-vous choisi pour vous-même, Thomas?


 

THOMAS: Je ne suis jamais devenu assez sage pour choisir. Je l'ai fait pour Nathan, mon fils, mais c'était trop facile. Pour moi-même, je n'ai pas pu.


 

LAURENT: D'où vous vient, alors, ce respect de l'homme?


 

THOMAS: Je respecte ce qui est plus grand que moi.


 

Un temps. On gratte à la porte.


 

LAURENT: Qui est-ce?


 

THOMAS: C'est Conscience. D'ordinaire, elle aime à me surprendre, mais votre présence lui conseille peut-être de s'annoncer.


 

On gratte encore.


 

LAURENT: Je vais ouvrir.


 

Il va vers la porte et l'ouvre. Personne. Conscience est entrée par les coulisses, près de Thomas.


 

LAURENT: Vous jouez souvent à cache-cache de cette façon?


 

THOMAS: Pratiquement toujours.


 

LAURENT: Et cette pizza? Vous n'avez pas rapporté de pizza?


 

CONSCIENCE, sourit: Bien sûr que non. Ce n'est pas mon boulot.


 

LAURENT: Ah Bon… Je croyais que…


 

CONSCIENCE: Vous n'aimez pas les anchois, n'est-ce pas?


 

LAURENT: En effet, ils me brûlent l'estomac et…


 

CONSCIENCE: Thomas adore les anchois.


 

THOMAS: De deux douleurs, seule la plus vive est ressentie.


 

LAURENT: Conscience, étiez-vous derrière cette porte?


 

CONSCIENCE: Tiens, c'est votre tour de me vouvoyer. Je trouve ça très comique. Soudain, je me suis sentie légère et pure, propre comme jamais depuis des lustres. Tu t'es nettoyé, Thomas chéri? Félicitations, monsieur Dumas, on dirait que vous arrivez quelque part après tout.


 

LAURENT: Vous croyez? Peut-être bien. Je suis emmêlé.


 

CONSCIENCE: Il arrive que plus l'on en apprend sur les choses, moins elles semblent claires.


 

LAURENT: Oui. C'est ça. Rien ne se clarifie dans votre histoire. Tout s'embrouille.


 

THOMAS: Vous n'essaieriez pas de jouer à l'idiot, n'est-ce pas?


 

CONSCIENCE: Je ne crois pas. Monsieur Dumas s'interroge honnêtement sur ton bonheur.


 

THOMAS: Mon bonheur? Qu'est-ce qu'il a à faire de mon bonheur? Est-ce que je m'occupe de son bonheur, moi? Je croyais qu'il s'intéressait à l'art…


 

LAURENT: Je me passionne pour l'art, le vôtre en particulier. Mais il est important que je comprenne comment vous en êtes arrivé à peindre comme vous le faites. Du moins, je pense que c'est important…


 

CONSCIENCE, elle va vers le grand tableau drapé de noir et le révèle: Que pensez-vous de ceci?


 

Il représente une femme nue, un bras derrière la nuque, lascivement étendue sur des coussins. Elle n'a pas de gros orteil gauche.


 

THOMAS, se lève à demi: Connaissais-tu cette toile? L'avais-tu regardée avant que je te surprenne à rôder autour? Pourquoi fais-tu ça?


 

CONSCIENCE: Que pensez-vous de ceci?


 

LAURENT, regarde Thomas à la dérobée, puis s'approche. Il considère le tableau un long moment, puis: Elle n'a pas de gros orteil au pied gauche…


 

Thomas se rassied.


 

CONSCIENCE: En effet. C'est étrange, vous ne trouvez pas?


 

LAURENT: Thomas?


 

Pas de réponse.


 

LAURENT: Ce tableau se démarque des autres. Les couleurs y sont plus vives. L'oeil est clair. La désolation se mêle à l'espoir, à une certaine forme de lascivité à la fois juvénile et vieillotte. Qui était le modèle? Avait-elle cet orteil en moins?


 

CONSCIENCE: Réponds, Thomas.


 

THOMAS: Il n'y avait pas de modèle. Je l'ai peinte de mémoire.


 

LAURENT: Vous l'avez connue? Elle a vraiment existé? Avait-elle cet orteil gauche en moins?


 

THOMAS: Je l'ai connue. Elle n'a pas existé ailleurs que dans ma tête. Je n'ai pas voulu peindre cet orteil, voilà tout.


 

LAURENT: Pourquoi?


 

THOMAS: Pourquoi pas. Ce n'était pas nécessaire.


 

LAURENT: Enfin, tant qu'à omettre un orteil, pourquoi pas le pied, la jambe, pourquoi pas la femme en entier?


 

THOMAS: Ça viendra. Nous obéissons tous à une académie ou à une autre. Il faut du temps pour s'en affranchir. La liberté n'est jamais un don du ciel, on ne la trouve pas dans son berceau. C'est un combat à tâtons, des coups d'épée dans l'eau. Il faut du temps, du temps et du courage.


 

CONSCIENCE: Et une bonne dose de vanité…


 

THOMAS: Oui. Il faut de ça aussi.


 

CONSCIENCE: Thomas s'est cru libre tant qu'il a choqué. Comme il se délectait à peindre des corps difformes et pâles se vidant de leur sang, des chevaux éventrés ou des matelots avec un tisonnier dans l'anus courant sur le pont du bateau pirate tandis que leurs intestins , cloués au grand mât, se déroulaient derrière eux sous les regards hilares des corsaires ivres. Il s'est cru libre en voyant la nausée sur le visage de son public, le cœur sur les lèvres. On contemplait ses tableaux avec une atroce et savoureuse envie de vomir, juste avant de l'applaudir et de crier au génie. Et Thomas se sentait libre. Jusqu'à ce qu'il comprenne que pour avoir choisi son maître, il n'en était pas moins l'esclave. Le servage peut avoir le goût et l'odeur et l'apparence de la liberté, mais il demeure le servage, avec toutes ses contraintes et toutes ses humiliations.


 

LAURENT: Comment peut-on être esclave d'une gloire éternelle?


 

CONSCIENCE: On en demandait plus, toujours plus. Le soldat, après un temps, n'est plus sensible au carnage. On avait rendu son repas devant une toile de Mercure et on l'avait fustigé, puis déifié pour ça; maintenant que l'estomac résistait, on voulait vomir encore.


 

THOMAS: Je n'avais pas le choix, j'étais engagé jusqu'aux couilles dans le collimateur. Et je n'ai jamais de ma vie convoité autre chose que le choix.


 

LAURENT: Tout cela est bien beau, mais n'est-ce pas un peu mélodramatique? Je veux dire: quelle est la part de vérité et celle de vulgaire théâtre à mon intention?


 

CONSCIENCE: Lorsqu'on écrit son propre rôle, le théâtre n'est plus vulgaire. Lorsqu'on écrit celui des autres, il accède au sublime! Bien sûr, tout cela est du plus pur mélo. Et après?


 

THOMAS: Oui. Et après?


 

LAURENT, vient rapidement vers Thomas: Avez-vous une opinion qui vous appartienne en propre? Il semble que tout ce que vous dites, tout ce en quoi vous croyez soit filtré auparavant par elle (il désigne Conscience). Qu'êtes vous donc? Le monde entier voit en vous l'archétype de l'individualiste; voulez-vous donc qu'en sortant d'ici j'aille crier sur tous les toits que Thomas Mercure n'est en fait qu'une pauvre loque, le jouet de sa conscience?


 

THOMAS: Je suis plus qu'un individu, mon garçon. Je suis une dualité. Les gens qui vivent sous tous les toits dont vous parlez sont au moins doubles, eux aussi, parfois même triples, parfois plus. Ils ne comprendraient cependant pas que vous alliez le leur dire. Aussi bien que vous le sachiez: personne ne vous croirait.


 

LAURENT: Ne me mettez pas au défi de vous réduire en poussière!


 

CONSCIENCE: Lui ne le fera pas, mais moi si. Comprenez que nous n'avons rien à craindre: des millénaires de bêtise, de confort et de philosophie nous appuient.


 

LAURENT, plaide avec ferveur: Ne l'écoutez pas, Thomas. Ne voyez-vous pas ce qu'elle est en train de vous faire? Il n'y a pas de dignité à ployer ainsi l'échine sous le poids de cette virago!


 

THOMAS, résigné: Que puis-je faire? Elle est moi. Je l'ai forgée aussi sûrement que j'ai peint ces tableaux.


 

LAURENT: Forgée comme une chaîne! Mais révoltez-vous! Sombrez dans la luxure, le libertinage, enivrez-vous du matin au soir, commettez des abominations! Tranchez-lui la gorge! Tout plutôt que cette écoeurante résignation!


 

THOMAS: Mon pauvre ami, j'ai déjà fait tout ça. Je vous l'ai dit, il me semble: après, c'est pire. Elle m'aidait, d'ailleurs. (À Conscience) Cette garce m'aidait à me perdre!


 

CONSCIENCE: Allons! Allons! Assez d'invectives. Tout n'est pas si grave que vous voulez le croire.


 

LAURENT, revient s'asseoir et soupire: Pourquoi diable cette femme n'a-t-elle pas de gros orteil gauche ? Je n'y comprends plus rien. Saviez-vous que j'ai rencontré Dali dans son château en Espagne? Eh bien, j'ai compris Dali. C'était facile, il était fou.


 

CONSCIENCE: Pourquoi n'aimez-vous pas les anchois, déjà?


 

LAURENT: Je ne sais plus. Peut-être que je les aime, après tout. Je n'en ai plus mangé depuis des années.


 

Un temps.


 

THOMAS: Notre entrevue est-elle terminée?


 

LAURENT, sort de sa torpeur: Non ! Non. Je n'ai rien compris...


 

CONSCIENCE: Êtes-vous vraiment venu pour ça?


 

THOMAS: Ou pour apprendre?


 

CONSCIENCE: Vous avez appris beaucoup de choses, non?


 

THOMAS: Mais il n'a rien compris. Pauvre garçon, je le comprends.


 

Un temps. On frappe à la porte.


 

LAURENT: On frappe à la porte.


 

THOMAS: Qui frappe à la porte?


 

CONSCIENCE: Quelqu'un frappe à la porte.


 

THOMAS: Quelqu'un de compréhensif, peut-être…


 

LAURENT: Si vous m'allouez encore un peu de temps, je comprendrai, vous savez!


 

THOMAS: Quand même, pour une fois, quelqu'un qui…


 

CONSCIENCE: Ce n'est pas quelqu'un qui puisse comprendre. Pas tes mystères, en tous cas. Ce n'est pas quelqu'un qui veut comprendre.


 

On frappe.


 

LAURENT: Ne devrait-on pas ouvrir?


 

Thomas hausse les épaules.


 

CONSCIENCE: Non. Pas maintenant. Ça ne servirait à rien, maintenant.


 

LAURENT, excédé: Comment peux-tu le savoir si tu n'ouvres pas?


 

CONSCIENCE: C'est ton fils, Thomas. (On frappe) Tu n'es pas prêt à le recevoir.


 

THOMAS: Non. Je ne suis pas prêt. Nathan arrive toujours au mauvais moment.


 

VOIX DE NATHAN (même acteur que Thomas jeune): Papa ! Laisse-moi entrer !


 

CONSCIENCE, sans élever la voix, comme s'il était dans la pièce: Plus tard, Nathan. Reviens plus tard.


 

VOIX DE NATHAN, il frappe: Conscience ! Je veux voir mon père !


 

CONSCIENCE, même jeu: Va t'en. Reviens au dernier acte.


 

LAURENT: Parle plus fort. Il ne t'entend pas.


 

Ils écoutent. Silence.


 

CONSCIENCE: Il a entendu. La voix de la conscience porte haut et fort.


 

THOMAS: Je n'étais pas prêt. Je n'aime pas qu'il me voie malade.


 

LAURENT: Malade? Comment ça, malade?


 

THOMAS: Fatigué. Usé. Rongé. Muré dans le confort désuet du désespoir romantique! Nathan mérite mieux qu'un père incompris. Certains hommes s'endurcissent dans l'incompréhension dont ils sont l'objet. Moi, ça me brise. Ça me brise comme une vieille canne. C'est ça, je suis une vieille canne sèche, la béquille et l'infirme en même temps.


 

LAURENT: Où sont les toilettes? Je ne me sens pas très bien.


 

CONSCIENCE: Au fond du couloir, à gauche.


 

Il sort.


 

THOMAS: Dis-le.


 

CONSCIENCE: Dire quoi?


 

THOMAS, monte d'un ton: Dis ce que tu veux me dire et qu'on en finisse ! (Il se sert à boire) Je vais bientôt mourir et tout ce que tu trouves à faire c'est de m'aider à supporter ma faiblesse. Tu m'aides à être faible ! (Il boit).


 

CONSCIENCE: Tu ne cries plus souvent. Perdrais-tu ta belle contenance?


 

THOMAS: Qu'est-ce que ça peut bien te faire? Fous-moi la paix. Diable ! Quand je pense que j'aurais pu être soldat.


 

CONSCIENCE: Tu le regrettes?


 

THOMAS: Ouais. Je le regrette. Et puis d'abord, pourquoi n'as-tu pas laissé entrer Nathan? C'est mon fils, merde ! Mon fils peut venir me voir quand ça lui plaît !


 

CONSCIENCE: Tu n'étais pas prêt à le recevoir.


 

THOMAS: Qui a dit que je n'étais pas prêt?


 

CONSCIENCE: Toi. Toi, tu l'as dit.


 

THOMAS: Pourquoi suis-je allé dire ça… Moi, j'ai dit ça?


 

Elle opine.


 

THOMAS, exaspéré: On tourne en rond, c'est absurde. Et ce garçon qui vient m'interviewer et que tu fais dégueuler à la première occasion.


 

CONSCIENCE: Es-tu bien sûr que je sois la responsable?


 

THOMAS: Non. Non, je n'en suis pas sûr. Au marché des rapports humains, les certitudes sont rares, et chères. Le tout est de savoir si l'on est disposé à y mettre le prix. Tu n'y comprendrais rien. Tu es sûre de tout, tu n'as jamais eu un doute de toute ta misérable existence. Mais ton univers est si petit, si petit… Ton monde commence avec moi et finit avec moi. Pas surprenant que tu ne doutes de rien. C'est toi qui m'empêche d'attraper une certitude au piège et de la garder pour toujours. Sans cesse, tu m'obliges à tout remettre en question, à faire le sceptique, à interroger des choses qui ne me répondront jamais. Une conscience se justifie-t-elle elle-même? Est-elle une fin ou un moyen? Tu jures ne pas avoir de volonté propre. Dis-moi alors pourquoi diable tu manoeuvres pour me garder en constant déséquilibre, comme si tu cherchais à me donner des motifs pour avoir besoin de toi, pour te garder dans ma tête, où tu prends toujours plus d'espace, toujours plus lourde, toujours plus noire !


 

CONSCIENCE: Oh ! Cesse de te lamenter. Tu m'ennuies, à la fin.


 

THOMAS: Quoi? Je… Je t'ennuie, moi?


 

CONSCIENCE: Prodigieusement. Rien de nouveau dans tes jérémiades, rien qui puisse risquer de m'émouvoir. Même ta colère est feinte; elle sent l'ancien et le moisi. Tu devras faire mieux que ça, mon chéri.


 

THOMAS: Je ne suis pas ton chéri. Je suis ta marionnette. (Il mime un pantin désarticulé) Un pantin désarticulé entre tes doigts. Tu as raison; je ne suis pas vraiment en colère. La colère, c'est peut-être hygiénique, mais c'est surtout fatigant.


 

CONSCIENCE: Sais pas. La colère, ce n'est pas mon département.


 

THOMAS: Ca t'intéresserait de savoir? Je veux dire: de connaître une vraie furie sauvage qui emporte tout sur son passage?


 

CONSCIENCE: Non.


 

THOMAS: Non. Elle dit non.


 

CONSCIENCE: Pourquoi cette femme n'a-t-elle pas de gros orteil gauche?


 

THOMAS, surpris: Tu ne le sais pas?


 

CONSCIENCE, gênée: Si tu ne veux pas me le dire…


 

THOMAS, rit: Celle-là est trop drôle !


 

CONSCIENCE: Je n'ai pas le goût de rire, je t'assure.


 

THOMAS: Oh ! Tu es vexée?


 

CONSCIENCE: Un peu…


 

THOMAS: Ce n'est que justice, non?


 

CONSCIENCE: Tu ne m'as toujours pas répondu.


 

THOMAS: C'est vrai. Je ne t'ai pas répondu.


 

Laurent entre en s'essuyant la bouche.


 

LAURENT: Je vous demande pardon. C'était plus fort que moi.


 

CONSCIENCE: Vous allez mieux?


 

LAURENT: Oui. Beaucoup mieux, merci.


 

Conscience tente de lui poser la main sur l'épaule. Il sursaute.


 

CONSCIENCE: Qu'y a-t-il?


 

LAURENT, bégaie: Je… Je préfère que tu ne me touches pas.


 

CONSCIENCE, va s'asseoir, très digne: Oh ! Comme c'est intéressant.


 

LAURENT: Qu'est-ce que tu veux dire? Ce n'est pas intéressant. Je n'aime pas qu'on me touche…


 

CONSCIENCE: Vous savez ce que je pense, Laurent Dumas? Je pense que vous avez peur de moi.


 

LAURENT, rire gêné: Moi? Ridicule. Je n'ai peur de personne.


 

THOMAS: On a toujours peur de quelqu'un. N'aviez-vous pas peur de votre mère? Tout le monde a peur de sa mère. Baudelaire avait quarante ans qu'il craignait encore la sienne. Moi-même, je…


 

LAURENT: Ridicule, je vous dis !


 

CONSCIENCE: Votre mère ne vous terrorise pas, Laurent? Alors, c'est que vous ne l'aimez pas. Et ça, c'est impossible.


 

LAURENT: Je ne l'aime pas. Je la déteste. Pas que cela vous concerne en quelque manière, remarquez. C'est une vieille femme acariâtre, qui m'a toujours humilié parce qu'elle ne me pardonnait pas d'avoir été la conséquence de ses erreurs de jeunesse. Je la déteste. Je la déteste. Et je suis content qu'elle soit vieille et seule.


 

CONSCIENCE: Parce qu'elle ne peut plus vous menacer, n'est-ce pas? Vous avez attendu longtemps que l'âge la vainque à votre place. Vous étiez trop faible pour vous en libérer vous-même.


 

LAURENT: Je suis fort. Je ne suis dominé par rien ni personne. J'ai tué ma conscience.


 

THOMAS: Vous aimez votre mère à ce point-là?


 

LAURENT, vaincu, cède: Oui. Je l'adore.


 

CONSCIENCE: Vous cédez vite.


 

LAURENT: J'ai tout fait pour la haïr et l'anéantir dans mon esprit. Tout essayé. Je n'ai pas pu. Elle me hante.


 

CONSCIENCE: Et moi? Vous avez peur de moi?


 

LAURENT, se rebiffe: Non. Pas de toi…


 

CONSCIENCE: Bien sûr que si. Vous êtes terrorisé par tout ce que je représente. Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas orgueilleuse. Je n'ai pas le triomphe moqueur.


 

LAURENT: Tu représentes tout ce que j'ai banni de mon existence. Tu ne peux rien contre moi.


 

CONSCIENCE: Peut-être. Peut-être pas. Les hommes tels que vous m'intéressent beaucoup. Le mal, l'impur et tout ce qui est ignoble exercent sur vous une fascination obsédante. Vous avez votre propre morale. Vous faites de l'impiété une religion. Qu'y a-t-il vraiment derrière ce visage cynique?


 

LAURENT: Il y a la quête d'un absolu, la recherche objective de la pureté de l'âme dans le mal.


 

THOMAS: Je croyais que vous n'étiez que journaliste, vous voilà grand prêtre d'Épicure. L'hédonisme, c'est bien beau, mais qu'est-ce que c'est que cette histoire de pureté dans l'impureté?


 

CONSCIENCE: Tu ne veux pas le savoir. Tu n'aimes pas les métaphysiques. Les nuances te donnent mal à la tête. Tu n'es confortable que dans le blanc et le noir.


 

LAURENT: Mais justement: Ce n'est au fond qu'une question de noir, de blanc. Si la pureté est par définition l'absence d'impureté, et donc de corps étranger, il doit être possible d'atteindre à la pureté dans le mal en éliminant de sa vie toute trace de bien. Quel magnifique idéal.


 

CONSCIENCE: Devenir un saint du mal…


 

THOMAS: Tout cela est bien ennuyant, vous ne trouvez pas?


 

LAURENT: Pour vous, manifestement. Mais je trouve cet état inaccessible tout à fait exaltant. Voilà pourquoi j'ai su devenir un homme et tordre le joli cou de ma conscience, ce que vous auriez dû faire à la vôtre il y a longtemps!


 

CONSCIENCE: Vous êtes très drôle, Laurent Dumas. Le saviez-vous? Ne me dites pas qu'on vous prend au sérieux, là-dehors?


 

LAURENT: Bien sûr, qu'on me prend au sérieux. Pourquoi pas? Qu'essaies-tu de me faire, au juste? Tu n'es qu'un fantôme, une ombre d'individu sans pouvoir ni passion. Tu es une chaîne, froide et raide comme une chaîne. Tu es une chaîne qu'il faut

briser...


 

CONSCIENCE, joue de charme: Vous me trouvez bien un peu jolie, non? Vous en connaissez beaucoup, des chaînes comme ça? Demandez à Thomas s'il exècre sa prison…


 

LAURENT: Bien des gens adorent se débattre avec leur conscience, je le sais; leur ardeur a quelque chose de sexuel, ils se torturent avec une telle perversité… Cela me dégoûte. Toi et tes pareilles n'êtes bonnes qu'à donner des ulcères. Les curés vous utilisent pour dominer les gens; les curés, les mères, les flics, les contrôleurs d'impôt !


 

CONSCIENCE: Mais songez à l'innocent condamné à tort que l'idée de sa conscience nette réconforte, au nombre de crimes que nous avons empêchés…


 

THOMAS: Et au nombre de ceux commis en votre nom ! Vive le crime s'il est le prix de la vraie liberté !


 

Les lumières s'éteignent toutes, sauf une pointée sur Laurent.


 

VOIX DU PÈRE de Laurent, autoritaire, cassante: Laurent !


 

LAURENT, ébahi: Hein?


 

VOIX DU PÈRE: Laurent ! Écoute quand je te parle!


 

Bruit d'une paire de gifles. La tête de Laurent est secouée sous les coups invisibles. Obscurité.


 

Lumière. Laurent est écrasé dans le fauteuil, la tête rejetée en arrière. Conscience lui applique une compresse sur le front. Thomas peint nonchalamment, une cigarette au coin de la bouche.


 

CONSCIENCE: Il revient à lui…


 

Laurent gémit.


 

THOMAS: Laisse-le tranquille! C'est un homme, non? C'est pas Madame Bovary.


 

Laurent, même jeu.


 

THOMAS: Faudra surveiller la santé, mon gars. Sert à rien de se plaindre. Mépriser la maladie, c'est ça le secret.


 

CONSCIENCE: Thomas, parfois, tu manques vraiment de psychologie.


 

LAURENT, récupère: Bon, ça va aller, je crois. Quelle sorte d'espèce maudite sommes-nous donc ? Quelle sorte d'engeance ? Nous transmettons nos pires défauts, nos tares et nos faiblesses à nos petits, de génération en génération, en toute logique nous devrions nous éteindre, mais non, nous continuons… Ça vient d'être fait à l'image de Dieu, vous croyez pas ? Le premier, le pire abuseur de tous.


 

THOMAS: Je pense encore qu'il n'est pas normal pour un homme jeune et robuste de vomir et s'évanouir au moindre changement de température comme une courtisane ficelée dans un corset trop serré.


 

CONSCIENCE, tend l'oreille: Tais-toi…


 

THOMAS: Hein?


 

CONSCIENCE: Chut !


 

THOMAS, écoute: Je n'entends rien.


 

CONSCIENCE: Ton fils arrive.


 

THOMAS: Nathan? Nathan arrive?


 

CONSCIENCE: Tu as d'autres fils?


 

LAURENT, se frotte la tête: Je ne suis pas une courtisane…


 

THOMAS: Il va encore m'accabler au sujet de sa mère.


 

CONSCIENCE: Nathan se croit justifié de le faire. C'est ton devoir de l'écouter.

LAURENT: Je ne sais pas ce qui m'a pris. Cette entrevue ne tourne pas comme je l'avais prévu. Vous êtes anormaux, tous les deux. Très bizarres. Très étranges. Et très dangereux.


 

On frappe à la porte.


 

CONSCIENCE, sans élever la voix: Entre, Nathan…


 

Il entre fumant une cigarette, va au bar, se sert un verre.


 

LAURENT: Il ne parle pas?


 

CONSCIENCE: Il n'a pas besoin de parler. Sa présence est une accusation. L'alcool qu'il boit accuse, le tabac qu'il fume, le plancher qui craque sous son pas.


 

Thomas peint toujours.


 

LAURENT: Mon magnétophone ne tourne plus depuis longtemps, je pense.


 

CONSCIENCE: C'est grave?


 

LAURENT: Non. Aucun magnétophone ne peut enregistrer ça. La relation que j'en ferais serait fatalement tricheuse. Je rencontrerai Thomas en une autre fois, ailleurs, en d'autres circonstances.


 

CONSCIENCE: Ce ne sera malheureusement pas possible.


 

LAURENT: Pourquoi ça?


 

CONSCIENCE, après un temps: Il va mourir ce soir. Le coeur. C'est toujours le coeur.


 

LAURENT: Le sait-il?


 

CONSCIENCE: Peut-être. Qui peut le dire? Pas moi.


 

LAURENT: Votre délire est cousu de peut-êtres.


 

CONSCIENCE: Oui. Non.


 

LAURENT: Va-t-il se réconcilier avec son fils avant de…


 

CONSCIENCE: Bien sûr que non. Ces choses-là n'arrivent pas dans la vraie vie.


 

LAURENT: Ce garçon, c'est l'image de Thomas à son âge.


 

CONSCIENCE: Plus qu'il ne le pense. Toute sa vie, ce jour-ci restera gravé au ciseau dans sa mémoire. Il ne regrettera rien, mais il lui manquera toujours quelque chose.


 

LAURENT: Tu pourrais le lui dire, le prévenir…


 

CONSCIENCE: Impossible, et vous le savez. Ou vous devriez le savoir.


 

THOMAS, pose ses pinceaux, grimace: Je vais aller m'étendre. Je me sens étourdi…


 

LAURENT, se lève, désigne l'oeuvre en cours: Votre tableau…


 

THOMAS: Oh ! Ça? Ce n'est rien. De la peinture.


 

Il l'exhibe. Ce n'est qu'un grand carré rouge sang. Déception de Laurent. Thomas va sortir.


 

NATHAN : Papa.


 

THOMAS : Oui?


 

NATHAN, désigne la murale recouverte d'un drap: Celui-là…


 

THOMAS, se tourne vers son fils (un temps): Celui-là, c'est mon testament.


 

Il sort.


 

LAURENT, dégoûté: Il a raccourci sa vie pour ça!


 

NATHAN: Affreux, non? Il aurait pu être peintre en bâtiments avec un talent pareil.


 

LAURENT: On ne peut nier le talent de votre père…


 

NATHAN: Qui parle de nier? Je me contente de penser que si le vieux bouc avait été peintre en bâtiments, la vie aurait été plus douce pour bien des gens, à commencer par ma mère.


 

LAURENT: J'ai entendu parler de ce dépit qui vous ronge. Que reprochez-vous à Thomas au juste?


 

NATHAN: Il a mené ma mère à la tombe. Parce qu'il a laissé mourir la sienne, il a voulu la retrouver dans sa femme. Je n'ai pas eu de père. J'ai eu un grand frère débile, faible et lâche qui n'est jamais sorti de l'adolescence.


 

LAURENT: Bien des hommes cherchent à épouser leur mère. Il n'y a rien de nouveau là-dedans.


 

NATHAN: Peut-être pas. Mais je suis un artiste, et en tant que tel, j'ai dû observer une morale de l'art. Mon père a transgressé cette morale en tirant la substance de son oeuvre d'une personne vivante. Rien ne se perd, rien ne se crée, paraît-il. Les tripes qu'il a peintes, c'est du ventre de ma mère qu'il les a arrachées, en lui faisant endurer l'enfer sur terre. Elle ne méritait pas de passer sa vie à sécher les larmes d'un mari qui n'était qu'une moitié d'homme.


 

CONSCIENCE: Tu parles à tort et à travers.


 

NATHAN: Le défendre, c'est te défendre en même temps. Parce que tu es aussi coupable que lui. C'était à toi de lui ouvrir les yeux. A quoi bon une conscience si elle ne retient même pas un homme de se nourrir des autres? Il n'a seulement jamais remercié maman de ce qu'elle a fait pour lui. Sans elle, il coucherait encore sous les ponts à divaguer sur la peinture et sa mission parmi les hommes, et toi, tu coucherais avec lui, sous les ponts, dans l'eau froide et la boue.


 

CONSCIENCE: Les enfants ont toujours des griefs envers leurs parents; c'est normal. Hygiénique même.


 

NATHAN, furieux: Mensonge ! Ce serait trop facile. Ah ! Elle a bon dos, la crise d'adolescence; parce que c'est elle qui révèle les péchés des pères, on les prend en riant, on se dit que si ce n'était ça, ce serait autre chose…


 

LAURENT, monocorde: Ce n'en sont pas moins des péchés...


 

NATHAN: J'entends toujours ce rire jaune et gêné des pères quand les fils dressent la liste de leurs fautes. Je l'entends dans mon sommeil et il m'emplit de rage impuissante.


 

CONSCIENCE: Fais un homme de toi, Nathan.


 

NATHAN: Comment est-ce possible tant qu'il vit !


 

LAURENT, se lève: Nathan, tu ne me connais pas, mais moi je te connais bien, toi et les fils comme toi. Arrache de ton esprit l'idée que la mort de Thomas te délivrera de Thomas. Il te hantera toujours, et son rire sonore quand il se moquait de ta peine, et son indifférence à ta peine. Tu ne seras jamais libre. Si tu tiens à ton salut, il ne faut pas attendre qu'il disparaisse pour devenir un homme. Tu as le choix. C'est déjà beaucoup.


 

NATHAN: Je te connais, toi et les hommes comme toi. Vous faites sortir des gens ce qu'ils s'acharnent à dissimuler, vous mettez en lumière des secrets qu'on croyait enfouis à jamais. Vous êtes nuisibles à l'illusion qu'il faut entretenir sur soi-même pour conserver un semblant d'espoir.


 

LAURENT: Le choix, Nathan; le choix EST l'espoir. Rien d'autre. Le choix te rend maître de toi-même et de ton univers.


 

Coup sourd à l'étage. Conscience défaille.


 

LAURENT: Qu'est-ce qu'il y a?


 

CONSCIENCE: C'est fait… Il est mort.


 

Stroboscope. Musique. Nathan boit, Laurent récupère son magnétophone, Conscience se tient la tête entre les mains. Après un temps, interruption abrupte des effets audio-visuels.


 

LAURENT, prudemment: Le temps ne s'arrête pas, on dirait…


 

NATHAN: Non. Il se fragmente. Quelqu'un meurt et on refait le partage du temps qui reste entre ceux qui demeurent… Je devrais éprouver quelque chose, non ? Du chagrin ? Du soulagement ?


 

CONSCIENCE: Je vais être anéantie moi aussi, bientôt.


 

LAURENT: C'est mieux comme ça. Personne ne te regrettera.


 

CONSCIENCE, l'air hagard: Personne ne me regrettera. On niera jusqu'à mon existence. Vous pensez qu'il faut nous exterminer toutes jusqu'à la dernière. C'est injuste. Pourquoi devrais-je mourir en disgrâce? Je n'ai pas demandé à être. C'est vous qui m'avez créée, comme vous avez inventé la compassion, la charité et tous les autres artifices qui dominent vos instincts. Je ne suis pas folle. Je vois clair. On m'assassine !


 

LAURENT: Tu ne veux pas mourir?


 

CONSCIENCE: Je ne veux rien. Je n'ai pas de volonté. Je ne veux rien de rien. Laissez-moi périr en paix.


 

NATHAN: Il a dit quelque chose à propos d'un testament.


 

LAURENT: Oui. Ça (il désigne la murale). Tu crois qu'on devrait la dévoiler ?


 

NATHAN: Je ne sais pas… Conscience?


 

Elle esquisse un vague geste de la main.


 

NATHAN: J'imagine que c'est la chose à faire …


 

LAURENT: Tu veux t'en charger?


 

NATHAN, précipitamment: Non !


 

LAURENT: Alors, je vais le faire.


 

Il découvre la murale. Inspirée de la Genèse de Michel-Ange au plafond de la chapelle Sixtine, elle représente une femme-dieu donnant la vie à Adam du bout du doigt. Silence ébahi.


 

NATHAN: Qu'est-ce que c'est que ça?


 

LAURENT: Je ne sais pas trop… Ça n'a pas l'air d'un testament.


 

NATHAN: Ça doit vouloir dire quelque chose.


 

La voix de Conscience résonne des murs. Elle-même est immobile, le regard figé, les lèvres closes. Ils s'étonnent.


 

VOIX DE CONSCIENCE: Une femme-dieu… Thomas Mercure ne parlait pas beaucoup. La peinture était la seule façon qu'il ait jamais connue de s'exprimer. Je crois que dans ce tableau, il demande pardon à sa mère, à sa femme et à son fils. C'est comme cela, Nathan, qu'il remercie ta mère de ce qu'elle a fait pour lui. Il reconnaît que ce sont les femmes qui ont mis son talent au monde. Il s'excuse. Il rend hommage et il rend grâce.


 

NATHAN: Ca n'excuse rien du tout.


 

CONSCIENCE: Tu as le choix de lui pardonner ou pas. De ce choix dépendra toute ta vie future… Je m'en vais le rejoindre, maintenant. Moi, je n'ai pas le choix. (Sa voix se perd) Je ne l'ai jamais eu…


 

LAURENT, sa serviette sous le bras: Elle a raison, pour une fois. (À la porte, il hésite, se retourne et s'adresse à Conscience) Vous savez, en plus d'être un messager, Mercure est aussi le dieu du commerce. Et je pense que… Je me dis que… À la fin du jour, je pense que vous deux n'avez jamais rien fait d'autre que négocier la paix…


 

Il sort tête basse. Nathan va vers la murale, son verre à la main. Après un temps, il le lève en salut à son père.


 

RIDEAU


 


 


 

Tribu! J’ai rien écrit ici depuis vingt-deux jours et demi, mea culpa, mais ma plume ne coulait pas : voici de quoi me faire absoudre…

22.5.10

Des nouvelles de Kevin

Je l'ai supplié de me permettre de le publier, il a cédé: voici la poésie qu'un homme sait générer quand sa femme est partie toute la journée...



Kevin Vigneau, vieille ganache de trente ans et des mousses, craignant que sa plume ne se pousse: en huit heures, il est sorti photographier la cour de triage, il est rentré cracher des vers et choisir de la musique et extirper des plans du code HTML et produire ce bijou aussi sombre que jubilatoire.

13.5.10

Ma dernière ancienne racine mauve



Malvina, ma grand-mère immortelle, a expiré tantôt vers les cinq heures moins quart, âgée de quatre-vingt-dix-huit ans et des poussières. Ashes to ashes, dust to dust: je ne souhaite ici aucun témoignage public de sympathie, Tribu.

Seulement consigner le moment. Le temps de me recueillir. En publiant, ché pas, moi, pourquoi pas ça, tiens, qui lui aurait plu:

Psaumes du roi David


Psaume 23


L'Éternel est mon berger , je ne manquerai de rien .

Dans de vertes prairies , il me fait camper , il me conduit au bord d' eaux paisibles .

Il restaure mon âme , me dirige dans les sentiers de la justice , en faveur de son nom .

Dussé-je suivre la sombre vallée de la mort , je ne craindrais aucun mal , car tu serais avec moi
; ton soutien et ton appui seraient ma consolation .

Tu dresses la table devant moi , à la face de mes ennemis ; tu parfumes d' huile ma tête , ma coupe est pleine à déborder .

Oui , le bonheur et la grâce m' accompagneront ma vie durant , et j' habiterai de longs jours dans la maison du Seigneur

11.5.10

Butch: simplement dans sa cour...




Communiqué de presse
Pour diffusion immédiate

SIMPLEMENT DANS MA COUR

Trois-Rivières, 11 mai 2010... L'artiste-peintre Gaétan Bouchard tiendra son premier vernissage samedi et dimanche les 15 et 16 mai 2010 de midi à 17h00.
Son exposition s'intitule Simplement dans ma cour.
L'événement aura lieu simplement dans sa cour, au 1756 de la rue St-Olivier à Trois-Rivières.
L'artiste tire son inspiration des scènes de la vie urbaine. Il nous présente une galerie de personnages connus et méconnus du grand Trois-Rivières.

6.5.10

Chevreuil, caribou, bracelet et barbecue

Ce matin, je faisais dégeler un steak de chevreuil pour le barbecue de ce soir. Ce midi, je reçois au courrier un cadeau de ma Blue: un magnifique bracelet en cuir de caribou, orné de fil d'étain trempé dans un bain d'argent; le fermoir est en corne taillée à la main, comme le reste de la fabrication, signée par la Suédoise Hanna Wallmark.

Plus tôt cette semaine, Emcée m'a offert un climat teaser, et hier je suis allé dans le parc me piquer une branche de lilas. La vie est douce: Gai lon la gai le rosier
Du joli mois de Mai...

13.4.10

Chartrand décède à 93 ans



La mort du grand Michel Chartrand me remet en mémoire ce fameux discours prononcé par Pierre Bourgault en 1971. Il faut voir le regard de René Lévesque aux environs de la quatrième minute...

Requiescat in pace.

9.4.10

Ophtalmo, chocolat et bec sucré

Passer deux heures dans un corridor d'hosto en attendant de se faire tâter la rétine est moins pénible quand l'infirmière de ton coeur prend une pause pour venir te voir et t'embrasser et t'apporter un biscuit au chocolat blanc avec du jus de pomme.

La farce de Malvina

Dimanche, Emcée et moi recevons quelques amis à bruncher: il nous reste une dinde à rôtir avant l'été. Je vais mitonner la fameuse farce de ma grand-mère, et je mentionnerai que le céleri requiert davantage de calories à manger qu'il n'en fournit, hihi...

3.4.10

Fisc, fisc rage

Le fisc québécois vient de saisir la totalité des droits d'auteur que Boréal s'apprêtait à me verser pour l'année écoulée. S'agit pas d'une fortune, juste de quoi payer le loyer du Bunker, changer de lunettes, emmener Emcée au TNM où l'on donne Huis-clos puis à La Banquise pour claquer les sous qui restent sur une frite partagée.

Rien donc qui soit la catastrophe, même pas une petite: aux étudiants en création littéraire qui aspirent à en faire métier, on devrait aussi enseigner les arcanes du loyer, comment jongler et avaler du feu et parcourir le fil de fer et voltiger de trapèze en malaise sans filet, conter fleurette aux femmes à barbe et se contorsionner comme une Chinoise prépubère et bonimenter comme un marchand d'huile de serpent: le Cirque du Soleil pourrait s'associer aux Facultés de Lettres, Laliberté serait enchanté, Péloquin un peu moins, héhé...

Bref, j'y suis rompu depuis longtemps, aux acrobaties de l'abri, je suis un funambule du logement, un magicien du vestibule et un Hercule d'appartement. À ce chapitre, donc, celui du chapiteau, je n'ai aucun souci.

Renoncer à voir la pièce avec ma douce m'écoeure en crisse, vu qu'on s'en faisait une fête depuis des mois, que je lui ai communiqué l'envie de voir et d'écouter, de découvrir et d'éprouver cette oeuvre que je connais intimement, qui a beaucoup compté pour moi, que j'ai aimée dans ma jeunesse de toute la virulence bouillant dans mon esprit alors et de toute la timide tendresse dissimulée dans les volutes de vapeur en flottaison sifflante entre l'intellect-alambic et le shack de mon crâne. Mais c'est pas ça qui troublerait Emcée, que l'huis reste clos ce coup-ci au TNM, elle ne poussera aucun soupir de déception, ses commissures n'esquisseront même pas un frisson vers le bas.

Les barniques attendront, tabarnak. J'ai le nez long, il reste de la place pour ajuster celles que j'ai à la bonne focale. Et pis les frites, on s'en fera. So fuck it.

27.3.10

Killer





Ain't dead yet, know what I mean?

Clin d'oeil lourd à la Tribu, coeur ouvert et rire entier...

15.3.10

Odieux Tout-Puissant!

Tu m'as fichu cette effarante Tribu, pleine de puissances clandestines mâtinées de douceurs en cascades. C'est une terrible chose que vous font vos amis quand ils passent dans votre dos puis sous votre nez pour vous célébrer.

J'ai pris le temps, toute une nuit puis tout un jour, pour chasser puis capturer mon sentiment tel un Braque, absorber, me pénétrer de ce que Blue a perpétré: ce savoureux crime d'amitié, aidée de ses charismatiques complices dionysiaques qui sont aussi mes beaux Tribaux.

Odieux Tout-Puissant! Je reçois leur énergie gracieuse avec l'émotion d'un père, d'un frère, d'un fils et d'un amant. Sois bénie Notre-Dame-en-Bleu, et vous tous tas de superbes et savants sauvages...

14.3.10

D'Emcée à la Tribu...

C'est dans la cuisine enfumée du Moonshine, assis côte à côte, que Christian et moi terminons la lecture de ce vibrant hommage, écrit par vous, Tribaux. Ses beaux yeux verts affichent son bouleversement. Trop ému en cet instant, il vous reviendra avec sa parole...

21.2.10

Délai


Il aura mis trente ans à sortir, le numéro de la revue Lettres Québécoises que j'attendais depuis mon adolescence, celui avec ma pomme dessus, mais le voilà en librairies, en boutiques, en bibliothèques, papier glacé pourtant tout chaud et tout violet, tout frais chié des rotatives et imprégné de mémoire vive...

14.2.10

Pur et franc...

Je tousse pur à m’en déchirer le poitrail,
À craindre pour ma vie et en geindre la nuit,
Désirer le giron d’un bon Dieu abjuré,
Me dissoudre dans un océan mou de miasmes,
Et par-delà l’emphysème et par-delà l’asthme
Il s’aspire un chaos joyeux d’air étouffant
Chargé d’humeurs jaunâtres et de fiels diaphanes,
Une eau de mère acide, étrangère et profane
Épongée au poumon, bue à pleins alvéoles;
On se noie dans la paix et le noir de son corps,
Un étrange lacet nous étrangle, on s’endort,
Gisant soudain transi en une danse molle.
Tousser pur, tousser franc, s’étouffer en riant,
Entre un futur obscur et un passé brillant…

13.2.10

Moshtarak: un rire absolument contagieux...


Tabarnak. Pauvre petit gars. Se faire tirer dessus par son propre gang, le nôtre.

Tirons-nous donc de là au plus sacrant...

Moonshine...

Pour Emcée, d'abord, et puis pour notre Blue, et pour Venise qui vieillit en beauté aujourd'hui, et pour vous tous beaux tribaux, un poème que j'ai trouvé au fin fond d'une grosse bouteille de bière méchante...

Moonshine

Je songe au son je songe
Au son qui suinte de la nuit
T’aimer t’aimer c’est t’emporter
Ronfler sans que tu ne me tues
Osons l’étreinte de l’ennui :
Ô m’aimes-tu, ô m’aimes-tu?
Je sens ta gorge ampliférée
En exproitation fière et franche,
Tu me donquichottes le manche
Les maillons de la chaîne espèrent
Ne pas devenir les derniers
Ainsi le gland chu du grand chêne
S’écrase en boue de sacrement
De sacrement.

31.1.10

Lady Blue frappe encore...

et me laisse rouge de confusion.

Par ailleurs, l'émission d'hier s'est bien déroulée. On pourra l'écouter , en sélectionnant le début de la deuxième heure.

29.1.10

Créer sous influence

Je participerai demain, samedi 30 janvier, à l'émission de Franco Nuovo Je l'ai vu à la radio, aux environs de 15 heures.

Désolé de me faire si rare ces derniers temps: j'éprouve des difficultés techniques passagères...

21.1.10

Blog'n'roll

L'expression est de Blue. Une malencontreuse manoeuvre m'a fait effacer ma liste à senestre de Liaisons dangereuses. Vais tenter de la reconstituer de mémoire au cours des prochains jours.

18.1.10

17.1.10

Better red than dead, qu'ils disaient.

Mais rouge de honte? Car j'ai le feu au front et le regard au sol en constatant le peu de cas qu'on fait des acquis, des libertés et des noblesses conquises de haute lutte par le sang et la sueur de nos prédécesseurs. L'éloge de la transparence est passé au culte de la fouille dans le cul, inodore, incolore, indolore, invisible, inaudible, intangible et sans saveur. Le gouvernement veut voir ce que vous avez dans le ventre, et vous vous penchez poliment par-devant pour prouver qu'il n'y a rien, là. Rien, que les restes d'un repas gras et un noeud d'angoisse. Rien que le reliquat d'anciens combats livrés pour vous.




Ceux qui renoncent à une liberté fondamentale en échange d’un peu de sécurité temporaire ne méritent ni la sécurité, ni la liberté.



Benjamin Franklin

***

Better red than dead, c'est comme de juste en cyrillique qu'ils le disaient...

Célébration de la parole

Kevin fut enfant de choeur, dans une autre vie, une autre ville sur une autre île que celle-ci, et il m'a dit qu'alors déjà, on euphémisait des funérailles ainsi: Célébration de la parole. Mais ce n'est qu'hier, en l'église Saint-Pierre Claver, que j'ai compris. Le temple empli, nulle place vide sur aucun banc, l'urne contenant la cendre de Bruno Roy sous l'oeil de Dieu franc-maçon peint au plafond, nous avons de treize à quinze heures communié dans le témoignage et la chanson. J'avais dit à Emcée en entrant qu'on aimait cet homme universellement. J'ignorais à quel point c'était vrai. Outre sa famille fondée dans la chair et sa famille littéraire, il y avait sa famille de vieux fuckés orphelins et sa famille politique et sa famille musicale et sa famille pacifiste et sa famille scholastique, il y avait sa parole célébrée par les paroles des célébrants, c'était beau et rassembleur, et c'est tout ce que j'ai à dire là-dessus...

13.1.10

Mammifères




Lancement hier du dernier album de Moran. Le Verre Bouteille, bourré à craqueler les fondations, chaud dedans et froid dehors comme un pain fumant sorti du four, vibrait d'accents neufs.

Jean-François a livré quatre titres. Ses mots ont la précision d'une horloge atomique, sa voix cendrée sert des mélodies toniques et Mammifères, l'album entier, constitue un riche ensemble de propositions poétiques et musicales d'une rare cohésion, reflétant l'intégrité de l'artiste.

Comme je l'avais fait sur Tabac, j'y signe un texte: Toujours encore...

6.1.10

Bruno Roy


Je fais 1m85, 112 kg, et j'ai 45 ans. Il était le dernier à pouvoir me serrer dans ses bras d'ours et me faire me sentir comme un petit frère aimé. Je l'ai connu, j'avais douze ans. Il enseignait aux classes supérieures, Collège Mont-Saint-Louis, celles et ceux qui portaient des costards bleus; moi, j'étais vêtu de vert. Quand il entrait dans la cafétéria, à l'heure du midi, ses élèves se massaient autour de lui, et je m'approchais doucement derrière leur cercle...

J'étais avec Emcée, la dernière fois, en novembre au Salon du Livre, quand il s'est levé et est venu m'étreindre. En repartant, elle m'a dit qu'il semblait radieux et heureux de me voir. J'étais content. Je l'aimais tant.

PatLag vient de m'apprendre son décès, et je suis trop frappé pour parler maintenant de toutes les années d'amitié qui séparent notre première rencontre de la dernière. Je veux me recueillir, me recroqueviller, et signaler sa mémoire.

Je me propose donc plutôt de republier ces billets du 14 septembre 2008, plus éloquents que je ne saurais l'être à cette heure:

Y a des Boomers que j'haïs pas. Y en a même une couple que j'aime.

suivi de:

Quand la pédagogie n'est pas une science, mais un humanisme


Bruno Roy... (1943-2010)
(Photo: Jacques Grenier, Le Devoir)

28.12.09

La dernière tentation du Christ

Me souvenais vaguement du roman, clairement de l'incendie criminel à L'Espace Saint-Michel face à mon hotel, la veille du jour où je me proposais de voir le film en 1988, et je l'ai visionné enfin, dans le confort du Moonshine, un extincteur à portée de main.

L'ange noir dit au Nazaréen: « Écoute: il n’y a qu’une seule Femme dans ce monde. Une Femme avec plusieurs visages... »

Bagosse et Moonshine

C'est probablement un texte du regretté Gérald LeBlanc. C'est certainement chanté par le fabuleux Pierre Robichaud, au sein du légendaire groupe 1755. L'autre soir (de Noël), au Moonshine (le Bunker de Emcée), alors que repus de dinde rôtie, de farce et d'atocas et de patates et de petits pois et de sauce et de bagosse des Îles et de vin et de bière et de tabac et d'amitié sonore nous gisions au salon, Kevin Cynthia Emcée et moi, ma sorcière bien-aimée a plaqué sur la platine un CD de 1755, en hommage à nos amours et au Madelinot de mon coeur qui somnolait. Elle a mis Le jardinier du couvent, puis La maudite guerre, après quoi ce diable de Vigneau lui a dit, avant qu'elle ne change de disque, de mettre aussi celle-ci, qui lui faisait penser à nous, elle et moi.

Après ça, l'enfoiré s'est endormi sur mon lazy-boy tandis que je dansais avec l'élue de mon âme et que la sienne vaquait à la verdure.

Il m'avait aussi offert de l'eau de Cologne et de l'after shave, et Cynthia a enchanté Emcée avec un flacon d'huile d'argan, mais rien ne nous aura pénétré la peau comme le cadeau de cette chanson, que je partage avec vous en retour...

LE MONDE A BIEN CHANGÉ

J'en ai connues plusieurs, des fois j'changeais souvent,
C'était avant que t'arrives, c'était avant ton temps,
Astheure c'est pus pareil, j'vois pus ça comme avant,
Le monde a bien changé: je t'aime à tous les jours,
J'apprends à vivre mieux, j'apprends à vivre heureux;
Le monde a bien changé...

Y'aurait pas d'ouragan qui pourrait m'arracher
De la chaleur d'tes lèvres, la douceur de ta bouche,
La tendresse de tes bras! ton corps est ma chanson...
Le monde a bien changé: je t'aime à tous les jours,
J'apprends à vivre mieux, j'apprends à vivre heureux;
Le monde a bien changé...

J'en ai connues plusieurs, des fois j'changeais souvent,
C'était avant que t'arrives, c'était avant ton temps,
Astheure c'est pus pareil, j'vois pus ça comme avant,
Le monde a bien changé: je t'aime à tous les jours,
J'apprends à vivre mieux, j'apprends à vivre heureux;
Le monde a bien changé...


La sénescence

Well, I don't know for sure, you know? I guess I'd venture to say, once pushed to do so, that, well, you know, la sénescence sure sucks ass sometimes. Most of the time, actually. Come to think of it, getting old stinks all of the time, en fait ça pue de plus en plus à mesure que le temps qui reste pour sentir diminue.

La sénescence, on dira ce qu'on voudra, c'est une sacrée salope.

Please kill me now...

«Elle deviendra un élément actif du salon (...). La télévision vous reconnaîtra. Si vous marchez devant, la caméra verra qui vous êtes»

20.12.09

Sonia en show!

Une tendre amie à la voix qui démange les anges entre les ailes!




Sonia Johnson - vocal
Anthony Rozankovic - piano
et leur invité
Grégoire Morency - contrebasse
pour une soirée en jazz et chanson
au
Upstairs Jazz Bar and Grill
1254 Rue Mackay
Montreal
Réservations: (514) 931-6808
Coût du billet: 5 $

Pour plus d'informations sur l'artiste...

19.12.09

A comme Anorexie


Mange, girl, mange!

Bravo pour le guts. Mais les tripes servent aussi à bouffer, n'en déplaise à Nathalie qui n'est pourtant pas sans le savoir.

T'es aussi maigre que je suis gras, c'est pas très sain, ça...

Joli chapeau.


Photographie : Jocelyn Michel

18.12.09

Amnistie: lien rétabli

J'ignore d'où provenait le caillou dans la chaussure, le contretemps, l'emmerdement glissé entre ici et Amnistie Internationale, une cause que la Tribu a toujours épousée de pleine gueule et en tout choeur.

J'ai scrappé le lien du blogroll, le temps de purger la cochonnerie virale et mon envie d'écrit primal.

Le voilà relié.

Ceci est pour tous nos amis qui se suicident à nouveau en cette saison festive

Ce n'est pas tant que tu veuilles mourir. C'est que t'as plus l'envie de vivre. C'est pas perdu, juste égaré. Tu vas la retrouver, comme ta montre ou tes clés, ta boussole ou ta soif ou le goût du respir.

Big Bad Butch: publication pirate...

Ci-suit un texte de notre cher Butch. Refusé par une revue pour cause d'abus de blasphèmes.

Je me fais une fierté de le publier...

TEXTE INÉDIT QUI COMPORTE UN TITRE


Un gars qui écrit des livres m'a laissé entendre que j’pourrais publier un texte inédit qui comporte un titre dans la revue Mollusque, une revue de littérature toé chose.  
 
C'est un numéro thématique sur les Sauvages. Hostie, j'en suis un. Ça tombe bien. 
 
Ça fait qu'après m'être gratté la tête une couple de fois, j'me su's dit que j'pourrais ben torcher un p'tit que'que chose pour Mollusque.  
 
D'abord, mon père disait qu'i' était pas un Sauvage pis qu'les Bouchard v'naient d'la Normandie. 
 
Fuck, i' v'naient même pas d'la Normandie les Bouchard! I' v'naient comme i' pouvaient quand l'occasion s'présentait. Pis i’ d’vaient v’nir souvent parce qu’i’ étaient dix-neuf enfants du côté d’mon père. 
 
La mère de mon père était une Sauvage, une Algonquine ou, comme on dit à c't'heure, une Anishnabé. A v’nait d’la réserve d’Oka. Le père de mon père a grandi à deux miles de Métis-sur-Mer. Pis du côté d’ma mère, c'est pareil. Des descendants d'Acadiens métissés de Micmacs qui vivaient à Sainte-Clothilde-de-Horton su' l'bord d'la track, comme des Gitans. 
 
Nous autres, des Bouchard d'la Normandie? Christ de joke de curé, oué... D'la christ de marde. On nous a pâlis maudit calvaire de pompier sale! Comme si on était des Juifs sous l'occupation allemande, en France, en 1944. Pâlis pour notre bien, bien sûr. Pour ne pas passer pour des hosties d'Sauvages. J'm'appelle pas Simon Ben Gourion mais François Dupont! J'm'appelle pas Makwa Grizzli mais Gaétan Bouchard!   
 
Ces hosties de curés-là ont toutte faitte pour crisser ça dans 'a tête de mon père, qu'on n'était pas des Sauvages, mais des chevaliers de la table ronde, avec une fleur-de-lys dans l'cul.  
 
Tabarnak! On a gardé de nos racines que le paillard français qui a trempé sa bite dans 'a p'lote de nos grands-mères. Maudit christ de saint-cibouérisation d'calice! 
 
Ça fa' qu'un m'ment d'nné e'j'me su's dit qu'c'était assez. Toutte disait que j'étais un Sauvage. C'était écrit dans ma face saint-chrême, dans 'a face de mon père, de mes frères, de ma mère, de mes ancêtres. On était des Métis calice! Pis on l'est d'venu, avec des cartes toé chose pis toutte le kit.  
 
Mon pays, c'était encore l'hiver. Mais c'était aussi l'île Mékinak, l'Île de la Tortue. Pis j'me su's mis à comprendre plein d'affaires sur moé et mon pays. D'abord que je ne savais rien de Saint-Laurent et Saint-Maurice. Comme tout le monde autour de moé. C'qui fait que j'ai rebaptisé mes noms de lieux : le fleuve Magtogoek, la rivière Métabéroutin, pis toutes sortes d’affaires de même. Pis ça fait juste commencer. C'est pas fini. Christ que non c'est pas fini. 
 
J'me suis mis aussi à écouter les arbres. Fuck, c'est pas d'ma faute, mais nous autres les Sauvages on sait qu'i’ nous parlent, les arbres, les roches pis toutte le reste, juste parce que c'est comme ça. Nous sommes animistes, ouais. On pense qu'i' a d'la vie dans toutte. C'est ben dur à comprendre ça, hein? 
 
Moé, les arbres me parlent. Pis i' m'disent crissez-nous don' patience tabarnak!  
 
-Arrachez pas mon écorce torrieu! Fendez-moé pas en quatre pour rien! Wo! Menute! J'su's pas tout seul là-dedans... J'fais vivre des oiseaux, des moénaux, des pas beaux... Toutes sortes d'affaires de même... Christ! Wake up! 
 
Ouin, ouin. Les arbres me parlent. Pis si j'peux prendre une feuille de moins, j'va's l'faire. Pour être en parfaite symbiose avec le Grand cercle de la vie.  
 
Ça se pourrait donc que mon texte ne soit pas publié dans Mollusque pa'ce qu'i' faudrait que j'leu' z'envoie une version imprimée par courrier postal, aux éditions Diptyque, à l'adresse de j'sais p'us trop qui, à Monrial. C'est sûr que j'f'rai pas ça. 
 
Moé j'aime trop les arbres pis ça m'tente pas d'imprimer ça sur papier quand toutte se fait si simplement de nos jours par les voies électroniques. Hostie on n'est plus au temps des mandarins. C'est pas des rapports à doubles interlignes que j'fais, mais d'la littérature.  
 
-Hostie d'Sauvages! qu'i' vont s'dire en r'cevant mon texte. Faut toujours qu'i' fassent chier en plus qu'i' savent pas boire! 
 
Ben oui, ben oui.  
 
Vous vous attendez à quoi, que j'vous liche le cul? 
 
No way. 
 
J'su's un Sauvage hostie. 
 
Wou-wou-wou-wou-wou-wou! 
 
 
Makwa Grizzli 
Alias Gaétan Butch Bouchard
 

11.12.09

Amnistie, s'tie...

Pour ceux qui ont eu le cran de se rendre jusqu'ici, je reproduis l'image de la seconde barrière, installée depuis hier par allez savoir qui, et blâmant Amnistie internationale.



Quand on vous met en garde contre d'éventuels dommages collatéraux à la morale ou le cerveau, c'est rien du tout de passer outre, mais quand on laisse entendre que votre ordi pourrait y passer aussi, ça fait freiner en chien, hein?

29.11.09

Trois cents millions de gros tas homicidaires

Je n'ai pas, dans l'ensemble, confiance en ces États-uniens. Individuellement, la plupart sont de bonnes gens, je suppose, si l'on additionne la majorité à la minorité et vice-versa et qu'on définit qui est quoi, mais collectivement ce sont de sales fils de putes impérialistes imbéciles incultes et meurtriers, d'obèses trous de culs pleins de fumier qui pourtant chient du sang.

Que Dieu les blesse.

13.11.09

From Emcée to bibi (bis)



Those who don't like it can lick my sweet white ass.

From moé, juste pour Emcée...

Pis ceux qui trouvent que j'écris pas assez peuvent manger un char de marde.

From Emcée, juste pour moé...

C'est écrit tout croche, mais c'est pas ma faute, ok? Les hosties d'arriérés qui shippent du stock musical sur Youtube ne sauraient correctement orthographier leurs propres patronymes, encore moins reproduire les paroles des chansons qu'ils volent. Quant à en mentionner les auteurs, aussi bien pisser dans un violon. Putain d'engeance de morons dégénérés. Mais merci pour la toune. Ciboire de Christ que vous me faites chier!

Otherwise, it's cool.

Triolet: Celle-ci est de Moé, Emcée & Blue pour chacun d'entre nous, et aussi pour vous.

Celle-ci est pour Kevin, mon frère, et puis aussi pour vous qui avez la chance de ne pas l'être.

10.11.09

Mandy, qu'il dit, Rabby Lanimow, mais c'est Sandy qu'il faut ouïr, outre quoi c'est une jolie mélodie et une belle chanson.



Je la taquine, faute de savoir comment parler de son cadeau. J'ai pleuré quand elle me l'a offert. Émile Nelligan, Poésies Complètes, 1896-1899, Collection du Nénuphar, Fides, 1968.

Crazy sweet Sandy à marde; merci, merci. Merci...

1.11.09

Johnny Bee, version Halloween

Sa vraie face de pater familias.



T'es déguisé en quoi, ce soir, mon vieux? me demande-t-il.

Voici ce dont j'avais l'air en accompagnant mes enfants dans leur runne de bonbons: un fumeur en série, l'ennemi numéro un.

J'ai revu hier soir avec Emcée Le Monde selon Garp. Il dit quelque chose comme: «J'ai un réel talent d'écrivain, mais les deux seules choses qui me viennent naturellement, c'est la lutte et mon rôle de père de famille.»

J'ai pensé à mon vieux Johnny Bee.